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TEXTO Y SOCIEDADEN LAS LETRAS FRANCESAS
Y FRANCFONAS
Edicin de ngels Santa y Cristina Sol Castells
Con la colaboracin de Carme Figuerola, Montserrat Parra y Pere Sol
Departament de Filologia Clssica, Francesa i Hispnica
Universitat de Lleida2009
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Esta publicacin ha sido posible gracias a la ayuda econmica de: Ministerio de Educacin y Ciencia,
[accin complementaria, referencia HUM2006-27348E/FILO]; Generalitat de Catalunya, Departament dUniversitats i Empresa.
[AGAUR, referencia N 2006/ARCS2/00002]; Asociacin de profesores de francs de la universidad espaola;
y la Universitat de Lleida.
Palabras clave:Texto, sociedad, cultura francesa, literatura francesa,
lingstica francesa, cine, publicidad, didctica, FLE, traduccin, francofona, Angels Santa, Cristina Sol, Universitat de Lleida.
Mots cls:Texte, socit, culture franaise, littrature franaise,
linguistique franaise, cinma, publicit, didactique, FLE, francophonie, Angels Santa, Cristina Sol,
Universit de Lleida.
Keywords: Text, society, French culture, French Literature,
French linguistic, cinema, publicity, didactics, translation, French speaking country, Angels Santa, Cristina Sol,
University of Lleida.
Ilustracin de la portada: Montserrat Vendrell
isbn: 978-84612-9667-5DL: l-263-2009
2009, de esta edicin, Departament de Filologia Clssica, Francesa
i Hispnica de la Universitat de Lleida.
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Le plus grand Europen de la littrature franaise
Antoine Compagnon Collge de France
Lautre jour, par lun de ces beaux dimanches de printemps en fvrier que nous
offre le drglement climatique, me promenant au Pre-Lachaise je surpris trois jeunes
Anglais assis sur une tombe. Fatigus de la promenade, ils conversaient aimablement.
Lun deux se plaignait de linsuffisance de lenseignement de lhistoire quils avaient
reu lcole secondaire : The Vikings, always the Vikings. En visite au cimetire,
parce que celui-ci figure dans tous les guides de Paris, ils se sentaient perdus, gars,
dboussols, car il taient dpourvus du bagage de lhistoire europenne les noms ne
leur disaient rien devant la tombe de Balzac ou de Proust, de Sully-Prudhomme et
dApollinaire, de Valls, Barbusse ou Daudet, ou encore de Colette, Jules Romains et
Raymond Roussel, ou de Beaumarchais, Brillat-Savarin et Bourdieu, qui reposent en
voisins, mais aussi de Radiguet et de Perec, dAnna de Noailles, dOscar Wilde, de
Gertrude Stein et dAlice Toklas, de Richard Wright, ou de Cherubini et de Chopin, de
Rossini et dEnesco, ou de Miguel Angel Asturias. Toute lEurope est enterre l ainsi
que lExtrme-Europe. Mais quel sens peut bien avoir une visite du Pre-Lachaise sans
connaissance de lhistoire non seulement lhistoire littraire, mais aussi lhistoire des
arts et des batailles, de lEmpire, de la Commune et du Parti communiste franais, du
Mur des Fdrs et des monuments aux dports ? Le Pre-Lachaise est un des lieux de
mmoire minents de lidentit franaise et europenne, de Paris capitale du XIXe sicle,
avec des prolongements jusquau Nouveau Monde, Richard Wright ou Jim Morrison,
lune des tombes les plus frquentes. Sans lpaisseur de lhistoire, quelle diffrence
entre un cimetire et un parc public, entre le Pre-Lachaise et les Buttes-Chaumont ?
Cette visite ma fait songer notre identit europenne commune : je ne veux pas
dire que lEurope soit comme un cimetire, mais ce fut loccasion de me rappeler que
lidentit europenne avait t longtemps associe une culture historique et littraire
qui donnait des repres pour sorienter dans le monde, y compris au Pre-Lachaise. Est-
ce encore le cas ? Quen est-il de notre identit europenne sans culture historique ni
littraire, sans culture humaniste, ou lorsque cette culture se rduit au minimum ou
quelle est marginalise ? Une rflexion me semble ncessaire sur lhistoire de la
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littrature comme fondement de lidentit europenne. Quelle place pour la culture
littraire dans lidentit europenne contemporaine ? Le dbat rcent sur les racines
judo-chrtiennes communes de lEurope, propos du prambule de la Constitution, a
mis en vidence labsence de consensus sur notre culture historique. Une constitution
abstraite, comme en Allemagne aprs la Seconde Guerre mondiale o elle a permis de
conjurer le pass, pourra-t-elle servir elle seule de culture europenne commune pour
lavenir ? Certaine valeurs europennes essentielles ont t portes jusquici par la
littrature : la tolrance, la libert, la solidarit, les droits de lhomme. Mais quelle
littrature peut encore nous runir ? Lhumanisme, les Lumires, le romantisme, la
modernit ? Dans la littrature franaise, Montaigne, Rousseau, Hugo, Proust ? Le
canon patrimonial ou la littrature dite vivante ? La littrature des professeurs ou
celle des crivains ?
Alors quon oppose dhabitude lhistoire au mythe, comme la science la lgende
et le progrs la tradition, lhistoire nous a servi longtemps de mythe, en loccurrence
de grand rcit national. Et la littrature semble elle aussi avoir surtout servi jusquici la
constitution des identits nationales et avoir ainsi lgitim lautorit des tats-nations,
leur expansion coloniale et tous les maux occidentaux pour lesquels il est dsormais
devenu convenable de faire repentance. On sait la contribution indispensable du canon
des grands crivains linstruction civique des Franais sous la IIIe Rpublique, ou de la
Great Tradition anglaise la lutte contre la barbarie de lintrieur , de Matthew
Arnold F. R. Leavis. La littrature a longtemps exerc son autorit sur la nation. Peut-
elle exercer dsormais une autorit europenne ? Si lhistoire est un mythe national et si
les littratures dEurope sont des littratures essentiellement nationales The Vikings,
always the Vikings , mes jeunes Anglais du Pre-Lachaise y sont perdus pour
longtemps. Tandis que je mditais leur propos, un gardien sapprocha deux et les
interpella rudement : Posez pas vos culs sur les spultures ! , scria-t-il avec un
accent parisien, car dans lEurope multiculturelle o la place des littratures nationales
se rduit comme peau de chagrin, subsistent heureusement les accents.
Histoire ou mmoire
Do une premire question, invitable. Si la littrature, ou du moins une certaine
littrature peut encore fonder lidentit europenne, ou du moins une certaine identit
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europenne, sous quelle forme lentendre ? Sous la forme de lhistoire littraire, de ce
quon appelle dhabitude histoire littraire ? Cela semble la rponse courante. Mais
lhistoire littraire nest-elle pas plutt, ou na-t-elle pas t traditionnellement, le
fondement des identits nationales ?
Aux histoires littraires, qui sont nationales par dfinition, jaurais envie
dopposer une mmoire littraire europenne pour dfinir notre identit, cest--dire
non pas une histoire mais plutt une gographie ou une gologie, car toute mmoire est
spatiale cest du temps spatialis plus que temporelle et chronologique. Le mmoire
se reprsente dans lespace comme le voulait lancienne rhtorique Herennius : cest
un terrain, un paysage, une archologie, des lieux de mmoire, des couches
enchevtres par lanachronie et lhtrochronie. Une mmoire peut ne peut pas se
rsumer dans une liste, un canon ou un Panthon.
Je songe ici Ernst Robert Curtius, le patron de la mmoire littraire. Harald
Weinrich qualifiait de spatialisante la dmarche de ce grand romaniste allemand
dans son livre fondamental, La Littrature europenne et le Moyen ge latin (1948),
crit sous le nazisme, comme pour se rfugier de lhistoire contemporaine1, privilgiant
la romanit et laxe culturel Sud-Ouest contre lhistoricisme et la tentation allemande de
lOrient. Curtius ngligeait les sources proches et les influences immdiates le
programme mme de lhistoire littraire positiviste de Lanson , pour examiner le
rservoir universel de lAntiquit grco-latine et du Moyen ge latin, les topoi de la
rhtorique, comme des constantes rencontres chaque pas dans les littratures
modernes car elles composent le patrimoine culturel de lEurope. Cest donc au sens de
Curtius que je substituerais volontiers la mmoire lhistoire comme fondement de
lidentit europenne.
Le chercheur la Curtius se dplace dans ce que Weinrich appelle un paysage
de mmoire . La critique littraire, scartant de la mthode historique, devient une
hodologie (de hodos, route, chemin en grec) dans lespace allusif de la littrature. Nous
devrions monter un colloque sur lhodologie europenne, sur les plerinages dans
lespace de la mmoire littraire europenne, par des lecteurs qui se veulent des
promeneurs, des amateurs ou des honntes hommes.
Ainsi, en face de Lanson, patron de lhistoire littraire nationale, Curtius serait le
patron de la mmoire littraire europenne. Son livre peut lui-mme tre dcrit comme
1 Voir Harald Weinrich (1995) : Histoire littraire et mmoire de la littrature : lexemple des tudes romanes , Revue dhistoire littraire de la France, no 6, Supplment ( Colloque du centenaire ).
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un vaste paysage arpenter : un livre de mmoire, non pas un livre dhistoire. Il est
inspir par les formes symboliques dErnst Cassirer, pour qui symboles et mythes
taient des moyens de connaissance du monde, et par la Mnmosyn dAby
Warburg, fondateur de liconologie, observateur de lhritage classique de la
Renaissance italienne, qui se lana dans une entreprise un peu folle : le reprage de
toute la mmoire iconographique de lOccident dans un atlas dimages, quarante grands
panneaux et mille images classes suivant par thmes.
Derrire Curtius, il est aussi possible de remonter au bel article de Sainte-Beuve
sur les classiques comme espace de mmoire. Dans Quest-ce quun classique ?
(1850), le critique dcrit le paysage des lettres la manire dun terrain au relief
bouscul, une tradition et non pas une histoire, avec des strates et des rsurgences : Le
Temple du got, je le crois, est refaire ; mais, en le rebtissant, il sagit simplement, de
lagrandir, et quil devienne le Panthon de tous les nobles humains []. Pour moi, qui
ne saurais aucun degr prtendre (cest trop vident) tre architecte ou ordonnateur
dun tel Temple, je me bornerai exprimer quelques vux, concourir en quelque sorte
pour le devis. Avant tout je voudrais nexclure personne entre les dignes, et que chacun
y ft sa place, depuis le plus libre des gnies crateurs et le plus grand des classiques
sans le savoir, Shakespeare, jusquau tout dernier des classiques en diminutif, Andrieux.
Il y a plus dune demeure dans la maison de mon pre : que cela soit vrai du royaume
du beau ici-bas non moins que du royaume des cieux2.
Or Sainte-Beuve a ici attache une note suggrant sa source : Goethe, qui est si
favorable la libre diversit des gnies et qui croit tout dveloppement lgitime pourvu
quon atteigne la fin de lart, a compar ingnieusement le Parnasse au mont Serrat en
Catalogne, lequel est ou tait tout peupl dermites et dont chaque dentelure reclait son
pieux anachorte : Le Parnasse, dit-il, est un mont Serrat qui admet quantit
dtablissements ses divers tages : laissez chacun aller et regarder autour de lui, et il
trouvera quelque place sa convenance, que ce soit un sommet ou un coin de rocher.
Il me fait plaisir, ici, Lleida, de rappeler quel fut le modle gographique de la
Weltliteratur, ou mmoire littraire universelle, de Goethe Sainte-Beuve et Curtius,
tolrante et solidaire : Homre, comme toujours et partout, y serait le premier, le plus
semblable un dieu ; mais derrire lui, et tel que le cortge des trois rois mages
dOrient, se verraient ces trois potes magnifiques, ces trois Homres longtemps ignors
2 Causeries du lundi, t. III, p. 50-51.
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de nous, et qui ont fait, eux aussi, lusage des vieux peuples dAsie, des popes
immenses et vnres, les potes Valmiki et Vyasa des Indous, et le Firdusi des
Persans : il est bon, dans le domaine du got, de savoir du moins que de tels hommes
existent et de ne pas scinder le genre humain.
La bibliothque rassemblant toute la littrature est vue comme un paysage agit et
secou. Le Parnasse a un relief pittoresque et accommodant o les minores ont leur
place, mme si Sainte-Beuve se mfie ailleurs dans sa leon inaugurale lcole
normale suprieure en 1858 de cette image biscornue et excentrique : [Goethe]
agrandit le Parnasse, il ltage [] ; il le fait pareil, trop pareil peut-tre au Mont-Serrat
en Catalogne (ce mont plus dentel quarrondi)3. lcole, une conception
chronologique et hirarchise de la littrature simpose, tandis que dans le monde,
convient mieux une vision mmorielle des lettres, gographique ou hodologique,
anachronique ou htrochronique.
Deux reprsentations de la littrature se font ainsi en concurrence, et la seconde,
moins canonique, plus stratifie et complique, avec des couches qui remontent et se
mlent, est plus fidle notre sens du prsent comme assemblage dinstants htrognes
et autonomes, comme non-simultanit des contemporains , ainsi que le dcrivait
Hans Robert Jauss en sinspirant non seulement de Sainte-Beuve et de Curtius, mais
aussi de Siegfried Kracauer : dans le prsent littraire, coexistent de moments qui sont
en ralit situs sur des courbes diffrentes, soumis aux lois spcifiques de leur histoire
spcifique . Par consquent la simultanit dans le temps nest quune apparence de
simultanit4 .
Rien ne meurt en art. Lart du pass reste vivant (cest ce qui troublait Marx). On
ne saurait appliquer la littrature la conception moderne de lhistoire, oriente, linaire
et dialectique, fonde sur les notions de progrs et dvolution, pour laquelle les
mouvements et les coles se succdent proprement (romantisme, Parnasse, symbolisme,
classicisme moderne, Esprit nouveau, surralisme), o lancien remplace le nouveau.
La mmoire littraire, comme une gologie de rsurgences et de rminiscences,
connat la coexistence du prsent et du pass, non de labolition du pass par le prsent.
Tout vit, comme un souvenir dont on ne se souvient pas. La mmoire europenne des
lettres sapparente ainsi une gographie, non pas une histoire.
3 De la tradition en littrature et dans quel sens il la faut entendre , Causeries du lundi, t. XV, p. 368. 4 H. R. Jauss (1978), Pour une esthtique de la rception (1975), trad. fr., Paris, Gallimard, p. 76.
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Gographie culturelle de lEurope entre-deux-guerres
Mais peut-on dfendre aujourdhui lide dune mmoire littraire europenne
commune ? La mmoire littraire, non lhistoire, peut-elle fonder une identit
europenne mmoire la Montserrat au relief compliqu ? Cela rappelle la vieille
question du Panthon littraire europen. Au fronton des bibliothques du XIXe sicle,
quels crivains inscrire, notamment pour la France ? Le problme est familier, la
littrature franaise, dans sa continuit, na pas dcrivain placer dans un canon
europen des prophtes littraires, auprs de Dante, Shakespeare, Cervants, Goethe et
parfois Pouchkine.
La question sest de nouveau pose durant lentre-deux-guerres, dans les annes
1920 de la rconciliation franco-allemande, la recherche dune culture europenne
commune. Et il est clairant dobserver comme elle a t alors traite. En 1929, Albert
Thibaudet montre son actualit dans sa chronique de la NRF, justement intitule Pour
la gographie littraire : Andr Gide, interrog Berlin par un rdacteur de la
Literarische Welt, sur le Franais qui lui paraissait susceptible, pour lhumanisme
gnral, dun rle gthen, rpondit : Montaigne5. Ctait le moment o M. Paul
Souday consacrait pendant prs dun mois son rez-de-chausse mercurial aux
publications rcentes sur Victor Hugo et concluait une fois de plus que le Pote de lArc
de Triomphe et du Panthon occupe dans la littrature franaise, conue la manire
dun rond-point, la situation de ces monuments sur leur place6. Voil une occasion de
rectifier une fois de plus une centromanie patente chez M. Souday, larve chez Andr
Gide, et qui, sous lune et lautre de ses formes, me parat galement contraire au gnie
et llan de la littrature franaise7.
Suivant le clich, chaque littrature nationale est reprsente par un crivain
souverain, mais la littrature franaise est pnalise par labsence dun tre suprme
dont graver le nom au fronton. Qui mettre ? Montaigne ou Hugo ? Ou encore Molire ?
Thibaudet, en bon lve de Bergson, refus cette rduction lunique.
5 Cest Walter Benjamin qui avait interrog Gide sur linfluence de Goethe pour un article non sign du Literarische Welt du 1er fvrier 1929. 6 En janvier-fvrier 1929, le feuilleton de Souday dans Le Temps porta sur des publications rcentes sur Hugo. 7 Pour la gographie littraire , NRF, 1er avril 1929, in Rflexions sur la littrature, Paris, Gallimard, Quarto , 2007, p. 1277-1279.
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Il y a quelques semaines, poursuit-il, un Allemand me posait une question
analogue celle qui fut pose Gide. Il me demandait de lui indiquer le livre qui me
semblait exprimer le plus compltement et le plus profondment le gnie de la
littrature franaise. Je lui rpondis : Prenez le petit Pascal de Cazin avec les notes de
Voltaire. Cest un joli bibelot de la librairie lgante du XVIIIe sicle. Et ce dialogue
Pascal-Voltaire, ce contraste, cette antithse, vous donnera prcisment la littrature
franaise en son mouvement de dialogue vivant jamais termin, de continuit qui
change et de chose qui dure.
Largument, qui fait en effet songer Bergson par limage de la littrature
franaise qui change et qui dure, rige le couple, la fois dans linstant et dans
lhistoire, en propre de la littrature franaise, et sur cette base la pluralit. La littrature
est un ensemble organique travers par un lan vital. Cest aussi, dans la sociabilit de
tous ces couples synchroniques et diachroniques qui prolifrent, une Rpublique des
lettres, franaise, europenne, aujourdhui mondiale.
Si au lieu de choisir entre les produits des diteurs, je pouvais composer moi-
mme le volume, jajouterais aux deux petits in-12 lEntretien avec M. de Saci, cest--
dire, avant le dbat pascalien avec Voltaire, le dbat pascalien avec Montaigne. Mais je
maintiendrais mon refus de centrer et de fixer. Jappliquerais au terme Montaigne-
Pascal-Voltaire la formule de Pascal sur le mme homme qui dure (ajoutons : qui
change) et qui apprend continuellement. Et cette suite, elle ne serait pas plus toute la
littrature franaise que Goethe nest toute la littrature allemande, mais elle y tiendrait
la place caractristique de Goethe. Notez dailleurs que ce pluralisme extrieur de
Montaigne-Pascal-Voltaire nest pas sans analogie avec le pluralisme intrieur de
Goethe et son opulente multiplicit. Votre gnie national a ramass dans un homme
cette varit, ce dialogue, ces oppositions qui sont ncessaires la vie suprieure de
lesprit. Le ntre les a explicits en plusieurs hommes en contraste violent dans le temps
et dans la nature. Lessentiel demeure comparable.
La littrature franaise est irrductible un seul homme. Et voil une belle ide
dynastique : face lhistoire littraire scolaire et lansonienne, Thibaudet revient un
mythe fondateur de lidentit nationale trs Ancien Rgime : il conoit toute la
littrature comme un seul crivain, toujours le mme et toujours un autre, qui dure qui
change, car dignitas non moritur : Le Rois est mort ! Vive le Roi ! Mais cette image
est-elle transposable lEurope ?
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la rflexion, concluait Thibaudet, jajoute un quatrime nom, un quatrime
interlocuteur de ce dialogue central : Chateaubriand. Chateaubriand rpond Voltaire
comme Voltaire Pascal et Pascal Montaigne. Et pourquoi najouterai-je pas
Proust ? Montaigne-Pascal-Voltaire-Chateaubriand-Proust Comme un seul homme, le
pote ternel.
La littrature est une maison : Jai le sentiment dhabiter une littrature qui vit
sous la loi du plusieurs, ou du couple. Une loi qui fonctionne dans lordre du temps,
puisque, dun sicle lautre, des gnies antithtiques, ou symtriques, se rpondent, o
sopposent, ou se compltent, forment une dure relle. Mais aussi une loi qui
fonctionne dans lespace, dans le simultan. Et ce pluralisme, Thibaudet le fait
remonter Montaigne, comme Gide, ou comme Charles Du Bos qui disait dans les
mmes annes : Cest Montaigne quil me faut, et cest lui que je dois reprendre : il
est sans doute, et je devrais dire srement, le plus grand Europen de la littrature
franaise8. Gide, Du Bos, Thibaudet promeuvent alors Montaigne comme lEuropen.
Au sens de la tolrance et de la libert, du pluralisme et du mobilisme, de lesprit
critique. Cest cet cumnisme qui devait idalement prsider au forum europen de
lentre-deux-guerres.
Ambiguts de lEurope littraire
Une note de prudence simpose pourtant. Si on veut se servir de la littrature pour
fonder une identit europenne, il faut aussi mditer sur son usage et son abus entre les
deux guerres, quand on a cru quelle pouvait donner un motif de rdemption
europenne.
Jacques Rivire plaidait pour la rconciliation des intellectuels europens dans le
numro de reprise de la NRF en juin 1919, sopposant au manifeste nationaliste du
Parti de lintelligence , lanc dans Le Figaro par Henri Massis, proche de lAction
franaise. Le directeur de la NRF se dclarait favorable au rapprochement franco-
allemand et une Europe de la culture, une Europe littraire. Cest pourquoi
Thibaudet lappellera LEuropen dans le numro dhommage de la NRF en 1925,
aprs sa mort.
8 Du Bos donne des Extraits dun journal au 7e numro des Chroniques en 1929, p. 73-126.
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Les Dcades de Pontigny, qui se veulent le noyau de la future Europe ,
reprennent en 1922. Gide, Du Bos et Curtius en sont des piliers, et la littrature y est
souveraine. Plusieurs revues nourrissent un projet culturel europen : Europe est fonde
en 1923, autour de Romain Rolland ; La Revue europenne, dirige par Edmond Jaloux,
parat de 1923 1931 ; LEurope nouvelle, revue de Louise Weiss publie depuis
janvier 1918, se met au service de lidal de Genve et de la Socit des Nations. En
Allemagne, lEuropische Revue voit le jour en avril 1925, sous la direction du prince
Charles Antoine de Rohan, ou Karl Anton Rohan, dune branche reste en Autriche
depuis lmigration : catholique, fdraliste, europiste, il est le secrtaire gnral de la
Fdration internationale des unions intellectuelles. Sa revue, plus tard national-
socialiste, disparatra seulement en 1944.
LEurope quils dfendent est celle des lites et de la haute culture, une Europe
qui redoute les progrs de la dmocratie. La cration de la Commission internationale de
coopration intellectuelle (CICI) est dcide en septembre 1921 lassemble gnrale
de la SDN, et elle est formalise par le conseil de la SDN en janvier 1922. Bergson en
est le premier prsident. En juillet 1924, le ministre de lInstruction publique du Cartel
des gauches, Franois Albert, propos la cration, aux frais de la France, dun Institut
international de coopration intellectuelle (IICI), cration approuve par lassemble
gnrale de la SDN de septembre 1924. LIICI sera inaugur en janvier 1926 au Palais-
Royal, avec Paul Painlev la prsidence du conseil dadministration. En 1931, la CICI
devient une organisation technique de la SDN, parallle lOrganisation internationale
du travail (OIT) : lOrganisation de coopration intellectuelle (OCI), dont le Comit
permanent des lettres et des arts organise des entretiens et des correspondances.
En 1926, Valry est invit par Charles de Rohan la troisime assemble gnrale
de la Fdration internationale des unions intellectuelles, qui se tient Vienne, du 17 au
20 octobre 1926, sur le rle de lintellectuel dans les socits europennes. La
traduction de sa clbre Note (ou lEuropen) vient de paratre, sous le titre
Europa , dans lEuropische Revue de septembre 1926. mile Borel, Ernst Robert
Curtius sont aussi prsents Vienne, de mme que Carl Schmitt, le juriste et le
thoricien de ltat, professeur Bonn. Valry prend la parole le 20, dernier jour de
lAssemble gnrale, consacr dbattre du rle de lintellectuel dans lorganisation de
lEurope, juste avant Carl Schmitt, tandis que Hofmannsthal prside la sance. Europe
pour le moins mle que celle-l !
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Thibaudet dfend dans de nombreux articles des annes 1920 lidal europen et
la mystique de la SDN , jusquaux dsillusions du dbut des annes 1930. Il est
Francfort et Heidelberg pour Le IVe Congrs des Unions intellectuelles (sa
communication est publie dans lEuropische Revue sous le titre Die Geschichte in
heutingen franzsichen Bewusstsein en dcembre 1927). Il sera Madrid au printemps
1933 avec lOCI.
Certes, la culture littraire se trouve bien au centre de ce mouvement humaniste
europen, mais lune de ses raisons dtre est la mfiance lgard de la dmocratie, du
cosmopolitisme et du pacifisme, la crainte de la monte dune internationale de la
culture de masse, mme si cette expression na pas encore cours. Do une certaine
confusion : dans les forums de lEurope littraire, des radicaux-socialistes franais
ctoient les notables du fascisme italien. Hors des frontires, les repres idologiques se
troublent.
Thibaudet dfinit ainsi lidal de ces rassemblements europens : Grouper llite
intellectuelle de tous les pays en dehors de toutes considrations politiques, afin de
faciliter les changes dides et les relations personnelles, et en vue dtablir une
atmosphre favorable la comprhension rciproque des nations. Tout en considrant
les diverses valeurs nationales comme les richesses vritables de notre civilisation, la
Fdration veut montrer, par son activit, leur universalit supernationale dans le
domaine de lesprit9.
LEurope ainsi promue bien a une vocation aristocratique et conservatrice, par
opposition celle, plus dmocratique, que dfendent Henri Barbusse et Romain
Rolland dans les mmes annes. Et Thibaudet nest pas dupe : Dans ces salons comme
dans les salons parisiens, il y a videmment quelques hommes de gauche, mais pas trop.
On a son homme de gauche pour sauvegarder le principe duniversalit.
Ainsi, la dlgation franaise qui se retrouve ainsi en 1927 Francfort et
Heidelberg avec Thibaudet est pour le moins cumnique, moins quelle ne soit
htroclite : mile Borel, mathmaticien, ami de Blum et dHerriot depuis lcole
normale suprieure, est dput de lAveyron (1924-1936) et a t ministre de la Marine
en 1925 ; Lucien Lvy-Bruhl, professeur dhistoire de la philosophie moderne la
Sorbonne, la retraite depuis 1926, sympathisant socialiste, a t un collaborateur
dAlbert Thomas au ministre des Munitions durant la guerre ; Paul Painlev est alors
9 Le IVe Congrs des Unions intellectuelles , Les Nouvelles littraires, 29 octobre 1927, in Rflexions sur la politique, Laffont, Bouquins , 2007, p. 624-628.
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ministre de la Guerre, galement prsident du conseil dadministration de lInstitut
international de coopration intellectuelle ; quand au cardinal Dubois, cest
larchevque de Paris ; et le comte Louis de Blois est un snateur du Maine-et-Loire de.
Les runit lide que lEurope ne se fera pas avec des internationalistes, mais avec
des reprsentants qualifis, bien caractriss, autochtones, de leur culture nationale.
Un Allemand francis, un Franais germanis y tiendraient assez mal cette place .
Ctait la thse de Gide sur Dostoevski : celui-ci aurait t dautant plus universaliste
quil tait plus nationaliste. Suivant cette logique traditionaliste, on ne saurait tre
europen sans tre dabord patriote, et on peut tre en mme temps nationalise et
europen ; on est mme dautant plus europen quon est attach sa nation, parce
quon soppose ainsi au cosmopolitisme et linternationalisme qui veulent la fin de
lEurope humaniste. LEurope de la culture dlite repose sur de tels prjugs et sera
donc faite par des patriotes, voire par des nationalistes, non par des cosmopolites. Ce
faisant, elle contrariera une tendance qui sest bien dveloppe depuis, reposant sur
lalliance de lEurope et des rgions face aux nations : ce nest pas en Catalogne que jai
dvelopper ce point de vue.
En 1927, Francfort et Heidelberg, cest larchologue Ludwig Curtius prside un
Congrs qui porte sur le rle de lhistoire dans la conscience des peuples, en somme
dj mon sujet, exprim autrement : mmoire culturelle et identit europenne. Serions-
nous en train de rejouer le mme scnario ? Cest une raison de plus pour tre prudents !
Les mythes historiques nationaux, les traditions nationales, charpente dun peuple,
forment-elles elles seules sinon la science historique, du moins la conscience
historique ? Telle serait toujours la question.
Suivant Thibaudet, deux tendances sopposrent nettement, tandis que les Anglais
empruntaient une troisime voie plus empirique. Le premier courant, quil qualifie de
droite, reprsent par lItalie, la Pologne, la Hongrie et la Prusse, dfendit la force de
mythes historiques et se dclara fidle une conception de lhistoire comme source de
puissance, comme mmoire visant laction, par opposition la mmoire savante des
historiens. Pas de diffrence entre lhistoire et la tradition comme prsuppos de
laction.
Le second, de gauche, ou en tous cas moins droite, plus libral, reprsent par
les Allemands de lOuest et les Franais, men par Alfred Weber, le frre de Max
Weber, professeur de sociologie Heidelberg, mit en cause la transformation de
lhistoire en mythes et dfendit la discipline savante : Vous voulez faire de lEurope
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une cage de lions mythologiques ! Or, selon ce courant, on a dpass lge du
mythe, lge de la cage de lions , vers celui de lhistoire comme science.
Aujourdhui, ne sont-ce pas les mmes questions se posent nous propos de
lhistoire littraire europenne, de son utilisation comme mythe ou de sa dnonciation
comme mythologie ?
On comprend mieux lenjeu des dbats des annes 1920 au vu des dlgations,
dont les deux les plus compactes , celles dAllemagne et dItalie : Devant les
Italiens, on avait le sentiment dune organisation discrte, efficace, mthodique. La
finesse avec laquelle lorateur italien, M. Bodrero, a dit tout ce quil voulait dire, tout ce
quil sentait quun Italien fasciste devait dire, et sans choquer personne, a frapp tout le
monde. Emilio Bodrero, professeur dhistoire de la philosophie Padoue, haut
dignitaire du rgime fasciste, dput depuis 1925, sous-secrtaire dtat lInstruction
publique (1926), puis snateur partir de 1934, est un dfenseur des humanits qui fit
au banquet du congrs un discours en latin.
Ainsi le projet dEurope littraire de lentre-deux-guerres doit-il tre mdit, car il
repose sur la dfense de la culture humaniste contre la dmocratie. Est-ce ce que nous
voulons reproduire quand nous envisageons une mmoire littraire europenne ? Il
sagit de protger une Europe des cultures nationales, sinon nationalistes, contre une
Europe du cosmopolitisme et de linternationalisme. Rveillons-nous de ce rve
rcurrent dune Europe de la littrature conservatrice et litiste. Aujourdhui, plaidant
pour une Europe littraire, dfendons une autre Europe.
Nous navons pas de canon littraire europen. Mais pourquoi ne pas finir quand
mme avec Montaigne, le plus grand Europen de la littrature franaise ? Pre de
lesprit critique, il suggre une autre mmoire littraire porteuse de quelques valeurs
europennes sacres : la libert, la tolrance, les droits de lhomme, lgalit.
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Les valeurs collectives dans la chanson qubcoise1
Gilles PERRON (Qubec) Ds les dbuts de la Nouvelle-France, la chanson a t une manire de tmoigner
de ce que vivaient les colons dans ce pays en train de se construire. Dabord importes
de France, et donc tmoignant du pass, des chansons scrivent peu peu en territoire
qubcois : chansons de voyageurs, chansons de mtiers, chansons politiques ou
chansons du quotidien, elles disent, dans la complainte comme dans lhumour, ce que
sont les Canadiens. Cette chanson est alors strictement orale, et se transmet dun
individu un autre selon la pratique traditionnelle, se transformant au gr des
dplacements gographiques. La chanson qubcoise, alors canadienne, tmoigne des
vnements historiques, elle se fait politique, elle dnonce ou revendique, mais elle
demeure le plus souvent phmre, un vnement chassant lautre, comme le font
dailleurs nos mdias contemporains dinformation. Lune des plus vieilles chansons
recenses par les folkloristes remontent 1690, voquant une bataille entre Franais et
Anglais devant Qubec1. Le point de vue adopt, celui du vainqueur franais, est dj
laffirmation dune valeur collective : la libert devant le conqurant anglais. Mais la
premire vritable chanson porte collective dont la dure tmoigne de la valeur a t
crite en 1842 (publie en 1844), par Antoine Grin-Lajoie : Un Canadien errant ,
chanson dexil, est une complainte qui exprime le drame des Patriotes vaincus et qui
rappelle limportance de leur combat pour les Canadiens.
De la Bolduc Flix : le nous qui signore
Dun point de vue plus contemporain, si on fait concider lhistoire de la chanson
avec les premiers enregistrements sonores, il faut sintresser celle que lon identifie
comme notre premire auteure-compositeure-interprte : Mary Travers, clbre sous le
nom de La Bolduc (ou Madame Bolduc). Naves, aux musiques dinspiration
traditionnelles, les chansons de La Bolduc, mprise par llite, seront toutefois fort
populaires auprs dun public qui y reconnat sa misre. Elle parle du quotidien, dans un
1 Ce texte a dj fait l'objet d'une publication dans la revue Qubec franais l'automne 2007 (n 147).
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langage peu recherch, la syntaxe hsitante, mais elle parle au cur des ouvriers et
des paysans : le chmage, la famille, la campagne. Elle se moque aussi des gens
instruits ou des gens de pouvoir : les agents dassurances, les mdecins, les policiers,
etc. Elle revendique mme le droit de sexprimer dans son franais populaire dans La
chanson du bavard : Je vous dis tant que je vivrai Jdirai toujours mo pi to Je
parle comme dans lancien temps Jai pas honte de mes vieux parents Pourvu que
jmets pas danglais Je nuis pas au bon parler franais ! Avec ses limites donc, mais
avec toute sa sincrit, La Bolduc, ds les annes 1930, pose un regard personnel sur sa
socit qui linscrit en tte de la ligne de ceux qui, par la suite, exprimeront des valeurs
collectives, dans la constatation, la dnonciation ou la revendication.
Puis vint Flix Leclerc, notre premier vrai pote-chanteur. Leclerc, sil est un fin
observateur de la nature humaine, quil traduit dans son langage potique, ne sera pas
considr avant 1970 comme un chanteur engag, avec cette grande chanson quest Le
tour de lle , une des rares souhaiter, dans son texte, que le Qubec se prpare
clbrer lindpendance ; avec aussi Lalouette en colre , cri de rvolte, ras-le-bol
qui, sans la glorifier, comprend lusage dune certaine violence, exerce avant lui par le
Bozo-les-culottes de Raymond Lvesque, lequel tait lcho du rel de son propre
Bozo rveur. Bien que ds 1951, ses crapauds chantent la libert ( Lhymne au
printemps ), la porte collective de ses chansons ne lui apparat pas demble. Pourtant,
celui qui met au monde la chanson qubcoise inspirera trs tt ses mules une
manire de sinscrire parmi les autres. Le meilleur exemple se trouve encore chez
Raymond Lvesque, avec sa chanson la plus universellement connue : Quand les
hommes vivront damour (1956), popularise en France par Eddie Constantine, par
Bourvil, etc.
Raymond Lvesque : le nous fraternel
Quand les hommes vivront damour, cest la premire chanson pacifiste
qubcoise. crite lors du sjour parisien de Raymond Lvesque, elle fait cho au
Dserteur de Boris Vian (1954). Avec cette chanson, Lvesque sinscrit, bien avant
lexistence mme du mot, dans la ligne des altermondialistes. Optimiste, il y affirme
quun autre monde est possible : Quand les hommes vivront damour Il ny aura plus
de misre. Pessimiste, il termine invariablement son refrain avec la certitude que quand
viendra ce jour, nous nous serons morts, mon frre . En 1956, Lvesque na que 28
ans et ce monde dnique, ce paradis perdu retrouver, il nimaginait pas le voir de son
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vivant : presque 80 ans aujourdhui, il sait quil ne sest pas tromp.
Le titre, constamment rappel en tte de cinq des huit couplets de quatre vers
composant la chanson, semble affirmer la certitude que ce jour arrivera. Mais le procd
anaphorique est affaibli volontairement par une autre certitude dans linvitable
conclusion de ces mmes cinq couplets : nous serons morts ce moment-l. Dans
les trois couplets qui restent, cest le prsent de la narration qui lemporte sur la
projection dans ce futur lointain. Dans ce prsent, vu de lavenir imagin, le narrateur et
toute lhumanit quil inclut dans lapostrophe mon frre nont gure despoir pour
eux-mmes : Dans la grande chane de la vie O il fallait que nous passions O il
fallait que nous soyons Nous aurons eu la mauvaise partie . Ceux-l auront aux
mauvais jours. Dans la haine et puis dans la guerre Cherch la paix, cherch lamour
, que les hommes du futur connatront. Nous ne sommes pas loin ici du rcit utopique,
de la croyance en lexistence de lEldorado ou autres abbayes de Thlme. Mais il faut
se rappeler que Lvesque, mme dans son extrme mfiance de tous les lieux de
pouvoir, religieux aussi bien que politiques, est un homme fondamentalement croyant :
Le Christ, Ctait mon frre. Il est venu Rpandre la lumire, Et la justice. Car
il ny a que par lamour Et la fraternit Que le monde peut devenir beau. ( Le
Christ ). Alors, quand il chante, dans Quand les hommes vivront damour , que
lorsque ce sera la paix sur la terre Les soldats seront troubadours , il faut
rapprocher cette vision de celle du Livre dIsae, qui prvoit que le jour o reviendra le
Christ triomphant, le loup habitera avec lagneau, le lopard se couchera prs du
chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble . En abordant la chanson dun
point de vue messianique, on comprend mieux quau fond ce que Lvesque suggre,
cest que le bonheur nest pas de ce monde et quil ne peut advenir sans lintervention
dune puissance suprieure, divine. Par contraste, ce sur quoi insiste Lvesque dans son
texte, ce nest pas tant cet avenir lointain et abstrait, mais bien le prsent o les hommes
ne vivent pas damour, et son regret quil en soit ainsi. Antimilitariste, il dnonce les
guerres ( Paris depuis 1954, il voit finir la guerre dIndochine et commencer celle
dAlgrie) et, plus largement, le peu de fraternit entre les humains. Son discours, on le
verra plus loin, est celui que privilgiera la jeunesse des annes 2000.
De Gilles Vigneault Paul Pich : le nous qubcois
Dans les annes 1960, alors que la socit qubcoise se transforme
profondment, les valeurs collectives prennent de plus en plus de place dans la chanson
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qubcoise. La couleur collective quelle prend est surtout celle du pays faire, avec le
mouvement indpendantiste qui gagne en popularit et en crdibilit politique. Le
principal chantre du pays, dans les anne 1960, sera Gilles Vigneault, qui souvent le
chantera dans ce quil a de pittoresque, lui donnera parfois une allure passiste en
clbrant ses grands espaces plutt que son urbanit, mais qui, surtout, pratiquera
demble dans ses textes un nationalisme douverture : De mon grand pays solitaire
Je crie avant que de me taire tous les hommes de la terre Ma maison c'est votre
maison Entre mes quatre murs de glace Je mets mon temps et mon espace A
prparer le feu, la place Pour les humains de l'horizon Car les humains sont de ma
race . La chanson, associant le pays lhiver, fait dautant plus ressortir la chaleur de
laccueil. Mais elle se termine sur un message clair, o le Qubec politique est exprim
par le potique : Mon pays ce n'est pas un pays, c'est l'envers D'un pays qui n'tait ni
pays ni patrie Ma chanson ce n'est pas une chanson, c'est ma vie C'est pour toi que je
veux possder mes hivers ( Mon pays , 1964). La manire Vigneault fera cole : les
chansonniers des annes 1960 ou les groupes des annes 1970, porte-tendards du pays,
de lide dindpendance, ne verront pas le nationalisme autrement. Leur nous est
inclusif, ouvert sur le monde, tout en reconnaissant limportance des racines. Quand
Pauline Julien, figure emblmatique du pays, se met crire ses textes, elle demande :
Croyez-vous quil soit possible dinventer un monde O les hommes saiment entre
eux [] O les hommes soient heureux [] O il ny aurait plus dTRANGER (
Ltranger , 1971) ; Flix Leclerc, la mme poque, sait pour sa part clbrer les
racines dans ce quelles ont de multiple dans sa chanson Lanctre ; et Paul Pich,
dont lengagement social et politique ne sest jamais dmenti, ne scarte jamais de cette
solidarit qui lui tient lieu de credo : Jvous apprends rien quand jdis Quon est rien
sans amour Pour aider lmonde faut savoir tre aim ( Lescalier , 1980). Plus
tard, un peu avant le rfrendum de 1995, il dira clairement : Cquon veut na pas
dodeur De sang de race ou de religion . La chanson veut ainsi rpondre ceux qui
accusent les nationalistes dtre ferms lheure o lidentit continentale (en
particulier en Europe) est en pleine construction : On ne veut pas sisoler Ni rien qui
nous renferme Que notre volont soit citoyenne Soumise la seule race humaine
Voil cque nous voulons Sur ce coin de la terre ( Voil ce que nous voulons ,
1993).
Les annes 2000 : le je qui dit nous
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Il est un certain discours, tenu par des reprsentants de la gnration lyrique 2,
qui voudrait que la jeunesse actuelle soit moins engage que les prcdentes, en
particulier celle qui a fait la Rvolution tranquille. Quand Jacques Godbout fait la leon
aux jeunes et prdit la mort du Qubec franais en 2076 (LActualit, 2006) ou quand
Lucien Francur trouve que les jeunes sont moins rvolutionnaires que lui ne ltait
leur ge (Les francs-tireurs, 2002), chacun porte un jugement partir de la conviction
que sa manire tait la seule valable. Ils sinscrivent tout simplement dans un conflit de
gnration millnaire, ou chaque gnration croit, en toute sincrit, que celles qui la
suivent sont dgrades, voire dcadentes. Cest toujours une erreur que dvaluer les
valeurs du prsent laune de celles dun pass dans lequel sinscrit sa propre jeunesse
rvolue. ceux qui ont tendance glorifier leur propre poque pour mieux dcrier la
jeunesse actuelle, Sylvain Lelivre leur rappelle que le bilan nest pas que positif : On
rvait de changer le monde Est-ce le monde qui nous a changs Lespoir quon
semait la ronde Aujourdhui nous semble tranger On dfilait pas toujours sages
En entonnant Le dserteur Se peut-il quen prenant de lge On dserte son propre
cur ( Quest-ce quon a fait de nos rves ? , 1994). la question de Lelivre,
Edgar BORI rpond catgoriquement : On a voulu changer les choses Et les choses
nous ont changs ( Les choses , 2000).
Alors que Lelivre, lapproche dune soixantaine quil natteindra pas, se
demandait : Quest-ce quon a fait de nos rves Les rves de nos vingt ans , ceux
qui sont dans la vingtaine dans les annes 2000 expriment leurs rves leur tour. Ns
aprs la Charte des droits individuels de Trudeau (1982), ils revendiquent leur
individualit, disent volontiers je, mais ce je qui vient en premier appartient un vaste
nous plantaire. lheure de linformation continue, de la communication instantane
dans Internet, ils expriment leurs craintes de la dshumanisation, et ils se sentent plus
prs de Raymond Lvesque que de Gilles Vigneault. Ils chantent nouveau en groupe
(comme dans les annes 1970), coutent John Lennon, dnoncent les guerres,
vilipendent le capital, craignent le rchauffement de la plante. Et le Qubec dans tout
a ? Il a aussi sa place, mais pas forcment la premire. Cest la plante quil faut sauver
dabord pour que le pays existe. Ainsi, avant que Stephen Harper ne vienne remettre en
question les engagements de Kyoto, Hugo Fleury, de Polmil Bazar, souhaite respirer
lair de Kyoto , Avant quon ait dtruit tout jusquau dernier fruit Que les lois du
march nous aient totalement abrutis ( Kyoto , 2003). Toms Jensen nest pas plus
optimiste : On fout Leau en lair petit feu On meurt On senterre . Pour lui,
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la conclusion simpose delle-mme : Homo sapiens Cest manifeste Tu ne sais
rien Tu te dtestes ( Manifeste , 2004). Les Cowboys fringants, pourtant bien
enracins dans un Qubec quils critiquent dautant plus quils y sont attachs ( En
berne , Qubcois de souche ), livrent une vision plus pessimiste encore dans ce qui
est un rcit de science-fiction apocalyptique dun ralisme inquitant, o le narrateur
raconte le processus qui a conduit la race humaine sa destruction : Il ne reste que
quelques minutes ma vie Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis Mon
frre est mort hier au milieu du dsert Je suis maintenant le dernier humain de la Terre
( Plus rien , 2004).
videmment, ce serait simplifier que de vouloir faire entrer tous les auteurs de
chansons daujourdhui dans un mme moule. Comme pour les gnrations prcdentes,
certains sont plus ludiques, dautres plus potiques, tous proposant nanmoins des
chansons qui livrent leur vision du monde. Leurs chansons racontent des histoires,
parfois dnoncent ou revendiquent, dautres fois dessinent des personnages, voquent
des moments heureux ou malheureux. Bref, leurs chansons, aujourdhui comme
autrefois, disent la vie qui est la leur et la ntre. 1 Roy, Bruno (1991), Pouvoir chanter, Montral, vlb diteur, p. 35. Selon lexpression de Franois Ricard. Texte publi dans la revue Qubec franais, n 147, automne 2007
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Le miroir bris: sur le Nouveau Roman
Claude SCHOPP Universit de Versailles
Certes, on ne peut attendre quune chose de moi, que je parle pour la centime fois
dAlexandre Dumas puisque je porte en vidence ltiquette de spcialiste de cet
crivain. Mais, pour cette fois, la fantaisie ma pris de me dplacer, de changer de sicle
et de point de vue. Jai jet, aprs quelques rflexions assez superficielles, je lavoue,
mon dvolu sur le Nouveau Roman. La raison en tait simple : le Nouveau Roman a t
pour les Franais de ma gnration leur unique bataille dHernani, cest--dire un
phnomne littraire qui a marqu une rupture, une sorte de rvolution. lheure o les
figures marquantes de cette rvolution ont presque tous disparu (seul Robbe-Grillet
survit), jai voulu, dans une succincte autobiographie du lecteur que jai t,
mexpliquer moi-mme pourquoi jai demble accept dtre de la troupe qui a
soutenu, en lisant ce mouvement, par le seul fait de lire les uvres quil produisait. Et
pourtant rien ne me prdestinait faire partie de la pitaille de lavant-garde, car je suis
issu de la paysannerie, pour laquelle le livre tait une raret. La frnsie de lecture qui
sest empare de moi trs tt avait sans doute pour mobile le dsir inconscient de
mmanciper des valeurs de cette classe dorigine pour en rejoindre une autre, police et
lettre, imaginais-je en la fantasmant. Aussi, lorsque je lisais un roman ou un texte
thorique de ceux que lon rangeait sous lappellation de Nouveau Roman, de Robbe-
Grillet, de Michel Butor, de Nathalie Sarraute, de Robert Pinguet, de Claude Ollier,
avais-je la dlicieuse sensation, non seulement davoir rejoint la classe des lettrs, mais
encore de lavoir dpasse, puisque le plus souvent elle les rejetait.
Il y avait de la posture, voire de limposture, dans cette attitude de jeunesse : en
effet, habitu aux narrations plus ou moins canoniques, jentrais le plus souvent avec
peine dans ces rcits conus contre ces dernires. Je me suis souvent ennuys, je dois
lavouer, avant de matriser plus ou moins cette nouvelle approche de la lecture, mais
cet effort car cen tait un trouvait sa rcompense : outre quil me confrait cette
distinction sociale dont je parlais, il me permettait de pntrer dans des uvres que,
aujourdhui encore, je considre comme des uvres majeures du sicle dernier, celles
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de Claude Simon et de Nathalie Sarraute.
Passons maintenant de laveu autobiographique des considrations
monographiques.
Le Nouveau Roman na pas t le premier mouvement de contestation du roman.
Ce mouvement est interrompu pendant tout XXe sicle en France. Dans Le Roman
modes demploi dHenri Godard, qui nous emprunterons souvent, recense et analyse
les exprimentations narratives, de Proust Gide, de Joseph Delteil Queneau,
ddouard Dujardin Aragon. Proust, dabord, clture romanesque du XIXe sicle,
mais en mme temps ouverture sur le XXe, qui enrichit son uvre darrire-plans
esthtiques et philosophiques, qui analyse les nuances de la psychologie, qui compose
une galerie de superbes personnages et qui place au premier plan la conscience du
narrateur ; Gide, ensuite, dont Les Faux-Monnayeurs racontent laventure d'une criture,
bien que laccent soit mis sur ltude psychologique et morale. Cline aussi qui, par ses
innovations de langue, modifie le rythme sinon lordre du rcit. Raymond Queneau
enfin qui a expliqu comment Le Chiendent (1933) avait t organis en un nombre de
chapitres d'emble soustrait au hasard et suivant une forme cyclique, soumettant ainsi le
roman comme la posie la loi des nombres.
Ce mouvement de contestation, on la dit, a donc culmin avec lapparition de ce
que lon a appel le Nouveau Roman, mouvement quelque peu artificiel qui, partir des
annes 1950, avait lu domicile aux ditions de Minuit de Jrme Lindon.
Lexpression de nouveau roman est due au critique du Monde mile Henriot qui
lutilise dans un article du 22 mai 1957, pour juger svrement La Jalousie dAlain
Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute (L encore cest le dtracteur qui
nomme comme pour les Impressionistes).
Aujourdhui, au dbut de ce sicle nouveau, que restent-ils des nouveaux
romanciers, alors que seuls Robbe-Grillet et Butor survivent encore et que Nathalie
Sarraute et Claude Simon ont connu la panthonisation ditoriale de la Pliade?
Les nouveaux romanciers avaient en commun un refus des catgories
considres jusqualors comme constitutives du genre romanesque, notamment
lintrigue - qui garantissait la cohrence du rcit - et le personnage, en tant quil offrait,
grce son nom, sa description physique et sa caractrisation psychologique et morale,
une rassurante illusion didentit.
Ce modle commun issu du XIXe sicle que lon appelait roman balzacien,
roman canonique, roman raliste, et qui pourrait plutt tre nomm roman mimtique,
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proposait une illusion romanesque, une construction dun monde parallle au ntre,
imit du ntre, nous faisant vivre le droulement de lhistoire et de la vie des
personnages, en temps rel. "Un roman, cest un miroir que lon promne le long
dun chemin" selon la dfinition de Stendhal. Ce roman faisait passer le lecteur dun
monde lautre, lintressant profondment au destin des personnages, quil ne cessait
pas cependant de savoir imaginaires.
Les techniques narratives inventes, combines, mises au point au XIXe sicle
(technique du point de vue, du discours indirect libre, etc.) visaient gnralement
mettre le lecteur le plus directement possible en contact avec le personnage, le narrateur
sefforant de se mettre en retrait, de se faire oublier.
Le XXe sicle connat deux tentatives de renouvellement que, avec recul, on peut
opposer.
La premire de ces tentatives va sefforcer demployer de nouvelles techniques
narratives pour prolonger celles labores au sicle prcdent : technique du cadrage et
du montage transposes du cinma, bouleversements et chevauchements chronologiques
exigeant du lecteur quil effectue une recomposition chronologique, mobilit des
focalisations, libert de ne pas rpondre toutes les questions que se pose le lecteur,
monologue intrieur. Tous ces traits de modernit au fond renforcent lillusion
mimtique.
En revanche, la seconde sefforce de dconstruire, parfois au bullozer, ce qui
avait t construit. Cest une entreprise critique qui remet en cause la conception
mimtique du roman : elle se dveloppe sous le saint patronage de Flaubert, lequel
formulait ce vu : "Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, cest un livre sur
rien, un livre sans attache extrieure, qui se tiendrait de lui-mme par la force interne de
son style, comme la terre sans tre soutenue se tient dans lair, un livre qui naurait pas
de sujet, ou du moins o le sujet serait presque invisible, si cela se peut." Cette formule
va devenir la charte de tous les efforts de renouvellement du roman, le style recouvrant
tout ce qui dans le roman nest pas fiction, cest--dire reprsentation parallle dune
socit donne.
Les nouveaux romanciers opposent au ralisme mimtique ce que lon peut
considrer comme une autre forme de ralisme, celui du droulement de la conscience
avec ses opacits, ses ruptures temporelles, son apparente incohrence.
Leur production romanesque se double de manifestes ou danalyses thoriques,
dans lesquels ils prtendent renouveler un genre dsuet en faisant prdominer ses
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aspects formels; suivant la formule de Jean Ricardou, le roman devait tre moins
"lcriture dune aventure que l'aventure dune criture."
Cette collection d'crivains, pour reprendre le terme employ par le mme
Ricardou dans son ouvrage Le Nouveau Roman (1973) se compose de sept romanciers :
Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet,
Nathalie Sarraute et Claude Simon, mais il convient de joindre La nouvelle pliade
Marguerite Duras, voire Jean Cayrol (Le Dmnagement , 1956; Les Corps trangers ,
1959) ou Claude Mauriac (la suite romanesque Le Dialogue intrieur , 1957-1979 ;
LAlittrature contemporaine , 1958).
Ds 1939, dans Tropismes, Nathalie Sarraute avait manifest sa mfiance vis--
vis des caractres tels que les concevaient les romanciers du XIXe sicle, pour
sattacher aux tropismes, "moments indfinissables qui glissent trs rapidement aux
limites de notre conscience ;[et qui] sont l'origine de nos gestes, de nos paroles, des
sentiments que nous manifestons, que nous croyons prouver". Son Portrait dun
inconnu de1948 illustrait pleinement ce choix narratif.
Lisons les premiers paragraphes de ce roman :
Une fois de plus je nai pas pu me retenir, a a t plus fort que moi, je me suis avanc un peu trop, tent, sachant pourtant que ctait imprudent et que je risquais dtre rabrou. Jai essay dabord, comme je fais parfois, en mapprochant doucement, de les surprendre. Jai commenc dun petit air matter of fact et naturel, pour ne pas les effaroucher. Je leur ai demand sils ne sentaient pas comme moi, sils navaient pas senti parfois, quelque chose de bizarre, une vague manation, quelque chose qui sortait delle et se collait eux. Et ils mont rabrou tout de suite, dun petit coup sec, comme toujours, faisant celui qui ne comprend pas : "Je la trouve un peu ennuyeuse, mont-ils dit. Je la trouve un peu assommante".
Lentre dans le roman, on le constate, ne procure au lecteur aucune rfrence,
aucune certitude :
Qui parle ou crit ? Le narrateur ( la premire personne) nest en presque rien
dfini : on sait seulement quil est masculin, cause des participes passs ("Je me suis
avanc, tent..."), quil manifeste une tendance langlophilie qui pourrait tre un trait
de snobisme. Rien sur son aspect physique, son ge, sa situation sociale, qui ne se
devine qu travers son niveau de langue.
De qui ou de quoi parle-t-il ou crit-il? Il rapporte un dialogue avec des
interlocuteurs, dsigns par des pronoms de la troisime personne du pluriel et dont on
ne connat pas le nombre.
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Le sujet du dialogue est un tiers, un individu de sexe fminin dont le narrateur
essaie de dfinir les sentiments quelle suscite chez lui, sentiments qui sont caractriss
par du vague.
O laction se droule-t-elle? Quand a-t-elle eu lieu? Lemploi du pass compos
laisse entendre un pass proche ; les adverbes (une fois de plus, comme toujours)
indique une srie, une action ritrative.
Cest peu.
Le lexique renvoie mtaphoriquement la chasse ou lapprivoisement.
Le lecteur, aprs ces paragraphes, ne peut que sinterroger pour rpondre aux
questions que lui pose le texte.
Et si lon revenait au roman balzacien, en choisissant La Duchesse de Langeais
quune rcente adaptation cinmatographique (de Jacques Rivette) nous a invit
relire :
O laction du premier chapitre, intitul "Sur Thrse" se passe-t-elle ?
"Il existe dans une ville espagnole situe sur une le de la Mditerrane, un
couvent de Carmlites Dchausses o la rgle de lOrdre institu par sainte Thrse
sest conserve dans la rigueur primitive de la rformation due cette illustre femme".
Suit une longue description de lile, du couvent et de son glise.
Quand cette action se passe-t-elle ?
"Lors de lexpdition franaise faite en Espagne pour rtablir l'autorit du roi
Ferdinand VII, et aprs la prise de Cadix", rpond aussitt Balzac, qui prsente ensuite
le hros du roman: "un gnral franais, venu dans cette le pour y faire reconnatre le
gouvernement royal" et, sommairement, un premier objet de son action: "Il y prolongea
son sjour, dans le but de voir ce couvent, et trouva moyen de sy introduire".
Lentreprise tait certes dlicate.
"Mais un homme de passion, un homme dont la vie navait t, pour ainsi dire,
quune suite de posies en action, et qui avait toujours fait des romans au lieu den
crire, un homme dexcution surtout, devait tre tent par une chose en apparence
impossible".
Laction en elle-mme peut alors commencer :
"Une heure aprs que le gnral eut abord cet lot, lautorit royale y fut
rtablie."
Lcrivain excute une translation du lecteur dans un autre cadre spatio-temporel,
dici et maintenant (le temps et le lieu de la lecture) un ailleurs et un autre temps.
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Aux incertitudes du Portrait dun inconnu succdent des indications assez prcises pour
permettre limaginaire du lecteur de se reprsenter lillusion de ralit dans laquelle le
plonge le romancier.
Cinq ans aprs Portrait dun inconnu sont publies Les Gommes dAlain Robbe-
Grillet, que lon considre gnralement comme le premier nouveau roman (1953):
"Dans la pnombre de la salle de caf le patron dispose les tables et les chaises,
les cendriers, les siphons deau gazeuse ; il est six heures du matin.", lit-on dabord.
Cet incipit, qui fixe sommairement le cadre spatio-temporel du roman pourrait
appartenir un roman de Simenon, ou aux didascalies dune pice thtrale raliste.
"Il na pas besoin de voir clair, continue le narrateur, il ne sait mme pas ce quil
fait. Il dort encore. De trs anciennes lois rglent le dtail de ses gestes, sauvs pour une
fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur
mouvement : un pas
de ct, la chaise trente centimtres, trois coups de torchon, demi-tour droite, deux
pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, gale, sans bavure. Trente et un, trente-
deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trentre-sept. Chaque seconde
sa place exacte."
Ce deuxime paragraphe semble relever de "lobstination de la description" quon
a reproche Madame Bovary. Plus loin, viendra celle du quartier de tomate, et de sa
"mince couche de gele verdtre." qui engaine les ppins. Mais, on peut galement
tout comme le mobilier ou les arbres signifiaient-ils lennui ou le dsir dvasion
dEmma Bovary, considrer que ces objets (chaises, tables, siphons) renvoient lil
hagard du personnage, Wallas, dont la conscience sanantit dans les choses. Lucien
Goldmann a pu parler de "rification" des personnages, qui traduirait le triomphe dans
une socit de type capitaliste des objets sur la conscience individuelle.
Le troisime paragraphe constitue lui seul, si on lapplique au texte mme, une
sorte de manifeste, un programme dcriture, et un avertissement au lecteur, qui doit
sattendre tre dstabilis, jet dans la confusion du discours.
"Bientt malheureusement le temps ne sera plus le matre. Envelopps de leur
cerne derreur et de doute, les vnements de cette journe, si minimes quils puissent
tre, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement
lordonnance idale, introduire et l, sournoisement , une inversion, un dcalage, une
confusion, une courbure, pour accomplir peu peur leur uvre : un jour, au dbut de
lhver, sans plan, sans direction, incomprhensible et monstrueux."
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Ce brouillage qui ne permet pas de voir demande au lecteur dimaginer comme
par exemple dans Vous les entendez ? (1972) de Nathalie Sarraute, exemple limite
puisque les voix qui composent le texte sont entendues au travers dune cloison. Les
premiers romans de Robbe-Grillet refltent galement une incertitude sur la provenance
ou linterprtation des paroles, ainsi dans Le Voyeur (1955), Mathias saisit des bribes de
conversation qui ne lui permettent pas de reconstituer lenchanement des faits. Aux
dialogues du roman traditionnel soigneusement pourvus dincises, dont se moque
Nathalie Sarraute dans L're du soupon ("Conversation et sous-conversation"), se
substitue souvent une polyphonie confuse de voix, qui correspond sans doute plus de
ralisme. Cette confusion renvoie lun des thmes importants dvelopps par le
Nouveau Roman, celui de lincommunication.
Cette confusion des voix nest que la consquence sinon de la disparition du
personnage, du moins de sa dilution ; car le personnage existe bel et bien dans le
Nouveau Roman. Pensons Lon Delmont, hros de La Modification de Michel Butor
(1957) : il prsente toutes les caractristiques du personnage, cest--dire un ge, un
physique, une profession, une situation de famille, etc. ; il ny a que le vous qui le
dsigne (afin de mieux impliquer le lecteur sans doute), au lieu de la traditionnelle
troisime personne du singulier. Pensons encore, chez Robbe-Grillet, au Wallas des
Gommes ou au Mathias du Voyeur ),qui constituent encore de vrais personnages,
nigmatiques certes, tout comme le sont, au fond, le narrateur de La Jalousie,
personnage rduit un regard, parfois une oreille (le chant de
lindigne), et son pouse, A., rduite, elle, aux traits et gestes qui composent
lobsession de son mari jaloux. Cest sans doute dans La Route des Flandres de Claude
Simon(1960) que lon saisit le mieux cette dilution du hros, Georges, dont lidentit se
dissout mesure
que le texte progresse au bnfice des impressions qui enrichissent sa conscience.
Cependant, travers la mise en question du personnage, cest celui quune
tradition romanesque a souvent impos comme le premier dentre eux qui est vis en
priorit : le narrateur . la question qui parle ?, qui manifeste un trouble sur son
identit, on a de plus en plus rpondu par un a parle. Le je qui donne son impulsion
au roman Dans le labyrinthe (1959) de Robbe-Grillet disparat bientt au profit de
formes qui senchanent ; de mme, dans Triptyque de Claude Simon (1973) cest
demble le paysage dune carte postale qui organise le rcit. Cette fusion du je au sein
dun monde de reprsentations signifie la mort du hros et peut-tre du sujet. Ainsi peut
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sexpliquerait chez certains romanciers lenvahissement du roman par la description,
dont nous avons parl.
Aujourdhui que les polmiques, depuis longtemps se sont tues, on peut
considrer que, de mme que la peinture non figurative est encore de la peinture, une
criture romanesque qui ne renvoie pas au rel est encore de lcriture ; cependant on ne
saurait nier les impasses o ont parfois abouti, thoriciens et auteurs du Nouveau
Roman, sans doute parce que le roman perdrait son nom ne plus tre un simulacre du
rel.
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LAntigone du Roman de Thbes: un maillon isol de la chane
mythique
Catherine DESPRS Universidad de Valladolid
Dans son travail de translatio de la Thbade de Stace, lauteur inconnu du Roman
de Thbes recre, vers 1150, lAntiquit au got mdival. Sil sinspire nettement de
lpope latine, ce clerc, influenc par son entourage littraire et social, saffranchit
souvent de son modle pour introduire des innovations qui rsident, entre autres, dans le
traitement des personnages, notamment des personnages fminins auxquels il accorde
une place grandissante. Ainsi, les hrones antiques se trouvent-elles personnalises par
des modifications qui rpondent, dune part, aux attentes de lauditoire et, dautre part,
aux proccupations politiques1et didactiques de lauteur de ce premier roman antique, et
surtout ses finalits littraires.
Et lune de ces finalits pourrait bien concerner le personnage dAntigone, une
figure de second plan dans cette mise en roman, mais dont la reprsentation, pour le
moins singulire, a veill notre intrt. En effet, sa prsence pisodique,
quantitativement modeste en raison du petit nombre de vers qui lui sont consacrs, a
pour contrepartie limpact dune personnalit tout fait tonnante. En outre, sa premire
apparition nous a sembl dautant plus intressante quelle correspond une cration
intgralement imputable lauteur mdival2. Il ne fait aucun doute que ce passage,
avec lequel saffirme le mieux le souci dautonomie du texte mdival, constitue une
russite. Mais cest aussi et surtout parce que cette Antigone romanesque, focalise
sous un clairage symbiotique du pass et du prsent, apparat, en mme temps, lie au
contexte social de lpoque et au personnage mythique demeur si vivant dans notre
mmoire. Et cest ce double lien, tant par la forme que par le fond, qui a guid notre
approche de cette Antigone toute mdivale, franche et cortoise3, qui illustre
1 Rappelons que ladaptation de la Thbade fait partie dun grand projet culturel de la cour des Plantagent in Poirion, D. (1986), Rsurgences, PUF, Paris, p. 56. 2 Petit, A. (1985), Naissances du roman. Les techniques littraires dans les romans antiques du XIIe sicle, Champion-Slatkine, Paris-Genve, p. 525. 3 Le Roman de Thbes, d. G. Raynaud de Lage (1969-1970), CFMA, 2 vol., Paris, v. 4046.
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particulirement la dmarche anachronisante et le syncrtisme de lcriture du moment.
Ainsi, tout fait dans le climat de lpoque, lintrieur dune scne de donoi
intgre lpisode de lambassade de Jocaste auprs de Polynice, apparat Antigone,
protagoniste dune gracieuse ydille qui prend place ds sa rencontre avec Parthnope
dont la cour pressante aboutit une dclaration damour. Sous langle dune
dmarcation textuelle et culturelle par rapport sa source, lauteur manifeste son souci
daccentuer la prsence de son Antigone dont la beaut en clipsait toute autre, par
une description suggestive de son habit qui dvoile symboliquement son corps:
Mout ot gent cors et bele chiere,
Sa biautez fu seur autre fiere.().
Dune pourpre ynde fu vestue
Tout senglement a sa char nue;
La blanche char desouz paroit,
Li bliauz detrenchiez estoit
Par menue detrenchere
Entre qua val a la ceinture()
Vestue fu estroitement,
Dun orfois ceinte laschement4.
Curieusement, Antigone na pas de visage; cest essentiellement la sensualit
transfre dans sa beaut, son habit et sa parole qui sollicitent le sentiment, et les sens,
de Parthnope. En effet, ses attraits physiques drivent de lclat de sa parure qui lui
confre ds lors un statut princier dans un cadre fodal. Vtue dune tunique la poupre
royale, qui laisse paratre sa peau, lauteur prsente Antigone dune manire
volontairement attirante et sensuelle, mritante de lamour soudain de Parthnope.
Notons que cette manifestation de lamour courtois qui, cette poque, commenait se
dfinir, est explicite par le motif de la dclaration damour. Cette cration imputable
lauteur du XIIe est loin dtre banale et constitue un apport essentiel du Roman de
Thbes en matire romanesque. Car si la dclaration de Parthnope nest quune prire
courtoise transcrite en discours indirect, celle dAntigone, tout en sintgrant dans le
code conventionnel de la scne galante, snonce dans un discours direct bien peu
euphmis, vrai dire, si ce nest par la crainte dtre prise pour une berchiere de
4Ibid., v. 4048-4060.
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pastourelle. Effectivement, lexpression du dsir relve de linitiative dAntigone -Car
biaux estes sor toute gent,/ onc ne vi mes houme tant gent- qui sengage expressment
aimer Parthnope, non par legerie5, mais la seule condition toutefois que le linage
de ce dernier convienne son parage. De la sorte, les propos dAntigone exhibent deux
donnes chres au Moyen-Age: la volont des parents -se il lagreent, je lotroi6- et la
crainte de la msalliance, qui va lencontre dun ordre naturel des choses, constituent
manifestement deux proccupations inluctables qui sont le reflet dune ralit ancre
dans lesprit de la socit mdivale, charpente par les liens de parent dont le pouvoir
sappuyait sur la gloire du lignage. Ainsi, au niveau littral de son criture et par le biais
de lamplificatio, lauteur inscrit-il son hrone thbaine dans lunivers mdival,
lintrieur du schma trifonctionnel et dun systme de valeurs propres au XIIe sicle.
De mme, dans une autre squence, celle du jugement de Daire le Roux, grand vassal
dEtocle, Antigone est introduite plein dans un drame social qui voque la ralit de
lpoque. Son intervention, brve encore, vite la condamnation de Daire qui stait
dli de ses obligations de vassal envers Etocle. Au coeur dun dbat purement
politique, Antigone intercde auprs de son frre, et ngocie lamour de Salemandre,
fille de Daire, contribuant ainsi la rsolution dun problme de casuistique propre au
code fodal. Cest elle qui lve les dernires hsitations dEtocle quant aux sentiments
de Salemandre en invoquant sa piti -qui doit maner de toute position suprieure: Or es
au desus,/or ne lenchauciez ore plus;/aiez merci entre vos dos,/vous de lui et ele de
vous7.
Ces traits, descriptifs autant que narratifs, se rpartissent donc selon une double
dimension: notation et connotation. Les lments indicateurs de la mentalit de lpoque
donnent au portrait et au rle dAntigone une fonction sociale, certes, mais laquelle se
superpose une valeur dindice, concerne cette fois par une structure plus profonde,
celle de la senefiance, qui replace le personnage mdival dans un rseau de
corrlations sous-jacentes une unit. Car, aussi bien dans le cadre du procs que dans
celui de la rencontre avec Parthnope, lis au contexte social immdiat, les paroles et
les ressources dAntigone font sens. La volont de sauvegarder lesprit du droit, dune
part, et la tmrit de sa dclaration, dautre part, sont deux lments-tmoins dune
notion centrale lintrieur dun faisceau de caractristiques traditionnelles, qui
5 Ibid., v. 4167. 6 Ibid., v. 4187. 7Ibid., v. 8057-8060.
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intgrent une prsence apparente au personnage mythique, et voquent le clbre
vers de Sophocle: "En tout cas, je ne suis pas ne pour partager linimiti, mais
lamicalit8.
Comment se vrifient ces lments-tmoins? Dans la teneur des propos placs
dans la bouche dAntigone, et dans les rapports humains et sociaux qui sarticulent
autour delle. En effet, ne pourrait-on voir dans la dclaration dAntigone, initiative tant
soit peu discordante pour lpoque, que Jeanroy aurait bien pu qualifier de choquant
oubli de toute pudeur et de toute convenance9, labsence de toute crainte de faire
scandale? Cet cart, qui prend place lintrieur du dplacement de perspective, ne
suffit-il pas tablir une identit en orientant instinctivement la mmoire et
limagination du lecteur vers une constance, une permanence? Or, il apparat, la
lecture de ce passage, que lune des cls de la correspondance se trouve dans le
personnage de Parthnope dont la prsence, accessoire valorisant, se doit encore une
modification dlibre de lauteur de Thbes. Un code de signification stablit sous
langle de la complmentarit: ds lors le nom de Parthnope est associ celui
dAntigone: "mout fussent bien joust andui"10. Et cest certainement parce quils se
convenaient tous deux parfaitement que leur ydille remplace les traditionnelles
fianailles dAntigone et Hmon; cest Parthnope qui prend la place du personnage
dHmon dont la suppression rpond au projet dcriture de lauteur. Loin du
personnage pathtique de Stace, le Parthnope de Thbes est un baron argien11, sages,
preux et cortois, comme il se doit. Qui plus est, alli de Polynice (Antigone, dans la
tradition, a souhait son succs plutt que celui de son frre) et "vestuz en guise de
Franois"12, Parthnope est manifestement favoris de la sympathie de lauteur. Tant
au niveau du contenu que de sa place dans le roman, son portrait, point dancrage
smantique, signale son rle: bref par rapport celui que Stace lui confrait, le contenu
est li demble la caractrisation dAntigone. Sa vaillance, son exprience et sa
beaut, par laquelle il semble bien rois et devant laquelle "souz ciel na fame qui mout
vers lui ne sasoploit"13, sont en adquation avec la conception originale du personnage
8 Sophocle (2005), Antigone, trad. J. Lauxerois, Arla, Paris, v. 523. 9 Cf., Marrou, H.-I. (1971), Les Troubadours, Seuil, Paris, p. 101. 10 Thbes, v. 4132. 11 Lauteur de Thbes a une prdilection pour les Argiens, la neutralit glace de Stace nest pas son fait: ctait une attitude de rhteur qui ne lui convenait pas, in Raynaud de Lage, G., op. cit., Introduction, p. 35. 12 Thbes, v. 4124. 13 Ibid., v. 4128.
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dAntigone dans Thbes. Ces modifications correspondent un changement doptique
qui, mon avis, relve moins de la transposition digtique14 que dun parti-pris
conscient de lun des auteurs du roman antique qui ont transform les schmas
mythiques et les ont adapts leur temps et la finalit de leurs oeuvres15. Car dans ce
cas, le changement datmosphre, rvlateur dune intention dlibre dattnuation du
pathtique par rapport lhypotexte, prouve que lauteur sintresse la valorisation du
personnage dAntigone qui, incidemment, est le reflet de la socit dans laquelle elle se
trouve intgre; et cette intgration mme se doit la "transfiguration" dont parle G.
Steiner16.
Le transfert de caractristiques physiques et morales savre en quelque sorte
ncessaire et trouve sa justification sur le plan psychologique du texte auquel est donne
lorientation voulue. La modification des rapports tant humains que sociaux aboutit non
seulement la premire modernisation de la figure dAntigone, mais aussi une
modlisation de son personnage, que lauteur semble privilgier, et laquelle contribue
directement le rle spcial quil a rserv Parthnope. Si cette modification a t
diffremment releve par la critique17, sous la perspective dun paralllisme recherch
avec le couple Atys/Ismne, je pense quelle tient beaucoup plus au souci dune
synthse subtilement exploite, solidaire dune adquation la configuration
psychologique dAntigone. Il ny a qu explorer ce remaniement, en ce quil a
dessentiel, pour constater que les rapprochements symboliques sont frappants, ne
serait-ce que dans le rayonnement de leur beaut, leur habit -le manteau de Parthnope
est pourpre comme le bliaut dAntigone- ou loriginalit de leur monture18 Tout un
concours dlments signifiants qui, emprunts la Thbade19, qui, puiss dans la
socit du XIIe, re-prsentent Antigone la fois sous langle de la diffrence -de la
singularit- et de lindissociabilit intrinsque sa prsence textuelle. Tout porte
croire que cette volont de renchrissement par rapport la source, qui ne se borne pas
un schma dexpression mais rejoint bien le procd de valorisation, trouverait
justement sa raison dtre et son quilibre dans le rapport subliminaire avec le schma
original conforme la tradition, rapport que lauteur pourrait bien avoir pressenti...
Mais aussi, ce dpassement lgard de lhypotexte est rvlateur dune solidarit 14 Genette, G. (1982), Palimpsestes, Seuil, Paris, p. 343. 15 Frappier, J. (1976), Histoire, mythes et symboles, Droz, Genve, p. 141. 16 Les Antigones, Gallimard, Paris, 1986, p. 84. 17 Cf., Donovan, L. G. (1975), Recherches sur le Roman de Thbes, SEDES, Paris, p. 184. 18 Thbes, v. 4069. Voir Donovan, op. cit., p. 179. 19 Stace (1994), Thbade , Les Belles Lettres, Paris, IX, 690.
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entre ce personnage mdival et ceux qui, au cours des temps, ont re-prsent la fille
dOedipe: par le biais de sa dclaration, Antigone ne dclare pas seulement son amour
pour Parthnope, elle se dclare. Son apparence tout fait panouie, la singularit de
sa conduite, dune part, la vivacit et laudace de ses paroles, dautre part, font preuve
dune attitude peu conventionnelle et dune prcocit sociale chez Antigone qui incarne
bel et bien la figure vivante de lamicalit et de la hardiesse, cho lointain dune force
morale lgendaire imprime dans notre mmoire. En fait, en contextualisant son
Antigone dans lunivers mdival, partir de nouvelles donnes -les pratiques
culturelles et les normes sociales qui apparaissent dans le cercle de son action
particulire-, lauteur de Thbes la mancipe de son modle et lui a donn une
autonomie qui la dote, en retour, dattributs qui vrifient son appartenance la catgorie
mythique, comme sil avait devanc les paroles du choeur de lAntigone dAnouilh: "La
petite Antigone va pouvoir tre elle-mme pour la premire fois"20
Voil en quoi la porte de ces quelques vers de Thbes est cruciale: maillon
scriptural doublement isol, par rapport au texte mme et par rapport la tradition
littraire, ils ont permis Antigone de devenir elle-mme en transcendant les limites du
topos rhtorique et la temporalit propres au Roman de Thbes qui, ds lors, a rempli
son rle de texte-symptme21. En effet, tout en illustrant la socit du XIIe, ces vers
ouvrent une porte sur le parcours mythique dAntigone et sur le parcours littraire du
personnage. Car cest justement par le biais du rapport la socit que ce maillon se
rattache la chane mythique -et dautres maillons de la chane littraire, rejoignant
demble dautres Antigones, ractives par lcriture romane qui, en filigrane, a dclar
le caractre littraire de son personnage et qui nous invite, par un saut alatoire dans le
temps, visiter, ne serait-ce que rapidement, celles qui marchent sur ses pas. Pris et
l, quelques exemples eux seuls suffiront confirmer ce rapport de fait du personnage
au texte, du texte la socit, que le Roman de Thbes reclait. Cinq sicles aprs lui,
dans La Thbade de Racine qui inaugure un genre nouveau, o se rvle la forme
moderne du tragique22, une Antigone moderne joue, son tour, un rle fragmentaire
troitement rattach laction principale, qui illustre la fois la lacisation du destin
tragique et une nouvelle ralit sociale. Comme dans Thbes, le motif de linterdiction
de spulture est absent, et cest la dimension amoureuse qui dfinit une Antigone plus
20 Anouilh, J. (1947), Antigone, La Table Ronde, Paris, 1947, p. 58. 21 Huchet, J.-Ch. (1984), Le roman mdival, PUF, Paris, p. 11. 22 Cf., R. Picard (1969) in Oeuvres Compltes de Racine, Gallimard, Pliade, p. 110.
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majestueuse, plus efface -plus triste aussi- qui se suicide la mort dHmon, non sans
avoir auparavant protest contre linjustice de Cron et blm la haine quil prouve
pour son fils: Ecoutez un peu mieux la voix de la nature23. Sa mort, accepte au nom
de lamour, acquiert une valeur dexpiation contre la loi invitable de la raison dtat.
Et, la volont de Cron qui offre lillustre Antigone de monter avec lui sur le
trne, soppose une rponse saisissante, la dernire parole prononce par Antigone, telle
une prmonition, dans la premire pice de Racine: Attendez24.
Et bien plus tard, au XXe sicle, la contraction stylistique faite par Cocteau de
lAntigone de Sophocle, en 1922, substitue au fond antique une ralit qui se rapproche
de notre temps et de notre sensibilit: la digse originelle a subi une modification de
niveau social. Une Antigone, plus actuelle, mais toujours ne pour partager lamour, et
non la haine25, met en vidence la libert dinterprtation de lintransigeance des lois
crites par les hommes, pour dfendre "la rgle des immortels, ces lois qui ne sont pas
crites et que rien nefface"26. Proche de la lgende, elle affirme son audace par ses
paroles et dnonce un monde nouveau priv de signification, en incarnant la rvolte de
lanarchiste qui a dsobi ses matres27 pour donner un sens sa vie. L encore,
laffirmation dune individualit, dune volont intrieure au milieu dun ensemble
dintrts dtermins par dautres rgles culturelles reste en symbiose avec le mythe du
point de vue social et moral. Il en va de mme pour lAntigone dAnouilh, autre
rcriture de la tragdie de Sophocle, qui, reprsente Paris pendant les derniers mois
de lOccupation, est un exemple nouveau dintertextualit: les invariants du mythe se
conforment un dcor social modifi. La transposition moderne rgie par
lanachronisme -comme dans le Roman de Thbes- simpose dans le vocabulaire et le
dcor -cirs noirs, cigarettes, vtements de soire, etc.- qui sont le reflet de lactualit de
la France occupe. En raison du climat social et en dpit des rcusations dAnouilh, le
dvouement et le renoncement soi-mme dune Antigone, qui est l "pour dire non et
pour mourir"28, firent delle le porte-drapeau des rsistants, face la tyrannie de Cron,
devenu porte-parole des ptainistes. Leur confrontation, mettant en jeu la lgitimit de
lintransigeance et ladquation des actions particulires, est lcho dun dfi social qui
fait sens dans une ralit faonne conformment au contexte et qui se dfinit dans le 23 La Thbade , op. cit., I, 6. 24 Ibid., V,4. 25 Cocteau, J. (1948), Antigone, Gallimard, Paris, p. 21. 26 Ibid., p. 19. 27 Ibid., p. 27. 28Anouilh, op. cit., p. 88.
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ton pessimiste du refus dAntigone "Tant pis pour vous. Moi, je nai pas dit oui!
Vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit oui"29. Cette
dclaration de principe dAntigone, concernant la ralit individuelle autant que la
conscience de lintrt gnral de ce temps, illustre, en mme temps quun drame social,
le dsaccord profond dAntigone lgard dune organisation de la socit qui
dtermine son destin.
Cest Henry Bauchau qui, le dernier, a complt cette dfinition en
arborescence du personnage dAntigone, dont la modernisation littraire atteint sa
dernire tape, dans laquelle le lecteur retrouve, renouvel, le leitmotiv dAntigone: "Ce
nest pas pour har que je suis ne, cest pour aimer que je me suis autrefois enfuie sur la
route et que jai suivi Oedipe jusquau lieu de sa clairvoyance"30. La rcriture du
mythe faite la premire personne donne lpreuve dAntigone, avec un sentiment
dtranget, une dimension psychologique plus profonde, plus fminine. Lorsquelle
demande la raison de la haine de Cron, on lui rpond simplement: "Parce que tu es une
femme". Cest en tant que fille dOedipe, mais surtout en tant que femme, que
lAntigone de Bauchau assume sa rsistance au sein dune socit hostile, quelle
soppose linjustice de Cron, dans lintime certitude que pour les morts "il existe une
autre loi inscrite dans le corps des femmes"31. Ds lors, son cri de rvolte lve
ltendard des revendications fminines: "cest le non de toutes les femmes que je
prononce, que je hurle (). Ce non vient de plus loin que moi, cest la plainte, ou
lappel qui