Dialnet-TextoYSociedadEnLasLetrasFrancesasYFrancofonasArch-460231

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TEXTO Y SOCIEDAD EN LAS LETRAS FRANCESAS Y FRANCÓFONAS Edición de Àngels Santa y Cristina Solé Castells Con la colaboración de Carme Figuerola, Montserrat Parra y Pere Solà Departament de Filologia Clàssica, Francesa i Hispànica Universitat de Lleida 2009

Transcript of Dialnet-TextoYSociedadEnLasLetrasFrancesasYFrancofonasArch-460231

  • TEXTO Y SOCIEDADEN LAS LETRAS FRANCESAS

    Y FRANCFONAS

    Edicin de ngels Santa y Cristina Sol Castells

    Con la colaboracin de Carme Figuerola, Montserrat Parra y Pere Sol

    Departament de Filologia Clssica, Francesa i Hispnica

    Universitat de Lleida2009

  • Esta publicacin ha sido posible gracias a la ayuda econmica de: Ministerio de Educacin y Ciencia,

    [accin complementaria, referencia HUM2006-27348E/FILO]; Generalitat de Catalunya, Departament dUniversitats i Empresa.

    [AGAUR, referencia N 2006/ARCS2/00002]; Asociacin de profesores de francs de la universidad espaola;

    y la Universitat de Lleida.

    Palabras clave:Texto, sociedad, cultura francesa, literatura francesa,

    lingstica francesa, cine, publicidad, didctica, FLE, traduccin, francofona, Angels Santa, Cristina Sol, Universitat de Lleida.

    Mots cls:Texte, socit, culture franaise, littrature franaise,

    linguistique franaise, cinma, publicit, didactique, FLE, francophonie, Angels Santa, Cristina Sol,

    Universit de Lleida.

    Keywords: Text, society, French culture, French Literature,

    French linguistic, cinema, publicity, didactics, translation, French speaking country, Angels Santa, Cristina Sol,

    University of Lleida.

    Ilustracin de la portada: Montserrat Vendrell

    isbn: 978-84612-9667-5DL: l-263-2009

    2009, de esta edicin, Departament de Filologia Clssica, Francesa

    i Hispnica de la Universitat de Lleida.

  • Le plus grand Europen de la littrature franaise

    Antoine Compagnon Collge de France

    Lautre jour, par lun de ces beaux dimanches de printemps en fvrier que nous

    offre le drglement climatique, me promenant au Pre-Lachaise je surpris trois jeunes

    Anglais assis sur une tombe. Fatigus de la promenade, ils conversaient aimablement.

    Lun deux se plaignait de linsuffisance de lenseignement de lhistoire quils avaient

    reu lcole secondaire : The Vikings, always the Vikings. En visite au cimetire,

    parce que celui-ci figure dans tous les guides de Paris, ils se sentaient perdus, gars,

    dboussols, car il taient dpourvus du bagage de lhistoire europenne les noms ne

    leur disaient rien devant la tombe de Balzac ou de Proust, de Sully-Prudhomme et

    dApollinaire, de Valls, Barbusse ou Daudet, ou encore de Colette, Jules Romains et

    Raymond Roussel, ou de Beaumarchais, Brillat-Savarin et Bourdieu, qui reposent en

    voisins, mais aussi de Radiguet et de Perec, dAnna de Noailles, dOscar Wilde, de

    Gertrude Stein et dAlice Toklas, de Richard Wright, ou de Cherubini et de Chopin, de

    Rossini et dEnesco, ou de Miguel Angel Asturias. Toute lEurope est enterre l ainsi

    que lExtrme-Europe. Mais quel sens peut bien avoir une visite du Pre-Lachaise sans

    connaissance de lhistoire non seulement lhistoire littraire, mais aussi lhistoire des

    arts et des batailles, de lEmpire, de la Commune et du Parti communiste franais, du

    Mur des Fdrs et des monuments aux dports ? Le Pre-Lachaise est un des lieux de

    mmoire minents de lidentit franaise et europenne, de Paris capitale du XIXe sicle,

    avec des prolongements jusquau Nouveau Monde, Richard Wright ou Jim Morrison,

    lune des tombes les plus frquentes. Sans lpaisseur de lhistoire, quelle diffrence

    entre un cimetire et un parc public, entre le Pre-Lachaise et les Buttes-Chaumont ?

    Cette visite ma fait songer notre identit europenne commune : je ne veux pas

    dire que lEurope soit comme un cimetire, mais ce fut loccasion de me rappeler que

    lidentit europenne avait t longtemps associe une culture historique et littraire

    qui donnait des repres pour sorienter dans le monde, y compris au Pre-Lachaise. Est-

    ce encore le cas ? Quen est-il de notre identit europenne sans culture historique ni

    littraire, sans culture humaniste, ou lorsque cette culture se rduit au minimum ou

    quelle est marginalise ? Une rflexion me semble ncessaire sur lhistoire de la

    1

  • littrature comme fondement de lidentit europenne. Quelle place pour la culture

    littraire dans lidentit europenne contemporaine ? Le dbat rcent sur les racines

    judo-chrtiennes communes de lEurope, propos du prambule de la Constitution, a

    mis en vidence labsence de consensus sur notre culture historique. Une constitution

    abstraite, comme en Allemagne aprs la Seconde Guerre mondiale o elle a permis de

    conjurer le pass, pourra-t-elle servir elle seule de culture europenne commune pour

    lavenir ? Certaine valeurs europennes essentielles ont t portes jusquici par la

    littrature : la tolrance, la libert, la solidarit, les droits de lhomme. Mais quelle

    littrature peut encore nous runir ? Lhumanisme, les Lumires, le romantisme, la

    modernit ? Dans la littrature franaise, Montaigne, Rousseau, Hugo, Proust ? Le

    canon patrimonial ou la littrature dite vivante ? La littrature des professeurs ou

    celle des crivains ?

    Alors quon oppose dhabitude lhistoire au mythe, comme la science la lgende

    et le progrs la tradition, lhistoire nous a servi longtemps de mythe, en loccurrence

    de grand rcit national. Et la littrature semble elle aussi avoir surtout servi jusquici la

    constitution des identits nationales et avoir ainsi lgitim lautorit des tats-nations,

    leur expansion coloniale et tous les maux occidentaux pour lesquels il est dsormais

    devenu convenable de faire repentance. On sait la contribution indispensable du canon

    des grands crivains linstruction civique des Franais sous la IIIe Rpublique, ou de la

    Great Tradition anglaise la lutte contre la barbarie de lintrieur , de Matthew

    Arnold F. R. Leavis. La littrature a longtemps exerc son autorit sur la nation. Peut-

    elle exercer dsormais une autorit europenne ? Si lhistoire est un mythe national et si

    les littratures dEurope sont des littratures essentiellement nationales The Vikings,

    always the Vikings , mes jeunes Anglais du Pre-Lachaise y sont perdus pour

    longtemps. Tandis que je mditais leur propos, un gardien sapprocha deux et les

    interpella rudement : Posez pas vos culs sur les spultures ! , scria-t-il avec un

    accent parisien, car dans lEurope multiculturelle o la place des littratures nationales

    se rduit comme peau de chagrin, subsistent heureusement les accents.

    Histoire ou mmoire

    Do une premire question, invitable. Si la littrature, ou du moins une certaine

    littrature peut encore fonder lidentit europenne, ou du moins une certaine identit

    2

  • europenne, sous quelle forme lentendre ? Sous la forme de lhistoire littraire, de ce

    quon appelle dhabitude histoire littraire ? Cela semble la rponse courante. Mais

    lhistoire littraire nest-elle pas plutt, ou na-t-elle pas t traditionnellement, le

    fondement des identits nationales ?

    Aux histoires littraires, qui sont nationales par dfinition, jaurais envie

    dopposer une mmoire littraire europenne pour dfinir notre identit, cest--dire

    non pas une histoire mais plutt une gographie ou une gologie, car toute mmoire est

    spatiale cest du temps spatialis plus que temporelle et chronologique. Le mmoire

    se reprsente dans lespace comme le voulait lancienne rhtorique Herennius : cest

    un terrain, un paysage, une archologie, des lieux de mmoire, des couches

    enchevtres par lanachronie et lhtrochronie. Une mmoire peut ne peut pas se

    rsumer dans une liste, un canon ou un Panthon.

    Je songe ici Ernst Robert Curtius, le patron de la mmoire littraire. Harald

    Weinrich qualifiait de spatialisante la dmarche de ce grand romaniste allemand

    dans son livre fondamental, La Littrature europenne et le Moyen ge latin (1948),

    crit sous le nazisme, comme pour se rfugier de lhistoire contemporaine1, privilgiant

    la romanit et laxe culturel Sud-Ouest contre lhistoricisme et la tentation allemande de

    lOrient. Curtius ngligeait les sources proches et les influences immdiates le

    programme mme de lhistoire littraire positiviste de Lanson , pour examiner le

    rservoir universel de lAntiquit grco-latine et du Moyen ge latin, les topoi de la

    rhtorique, comme des constantes rencontres chaque pas dans les littratures

    modernes car elles composent le patrimoine culturel de lEurope. Cest donc au sens de

    Curtius que je substituerais volontiers la mmoire lhistoire comme fondement de

    lidentit europenne.

    Le chercheur la Curtius se dplace dans ce que Weinrich appelle un paysage

    de mmoire . La critique littraire, scartant de la mthode historique, devient une

    hodologie (de hodos, route, chemin en grec) dans lespace allusif de la littrature. Nous

    devrions monter un colloque sur lhodologie europenne, sur les plerinages dans

    lespace de la mmoire littraire europenne, par des lecteurs qui se veulent des

    promeneurs, des amateurs ou des honntes hommes.

    Ainsi, en face de Lanson, patron de lhistoire littraire nationale, Curtius serait le

    patron de la mmoire littraire europenne. Son livre peut lui-mme tre dcrit comme

    1 Voir Harald Weinrich (1995) : Histoire littraire et mmoire de la littrature : lexemple des tudes romanes , Revue dhistoire littraire de la France, no 6, Supplment ( Colloque du centenaire ).

    3

  • un vaste paysage arpenter : un livre de mmoire, non pas un livre dhistoire. Il est

    inspir par les formes symboliques dErnst Cassirer, pour qui symboles et mythes

    taient des moyens de connaissance du monde, et par la Mnmosyn dAby

    Warburg, fondateur de liconologie, observateur de lhritage classique de la

    Renaissance italienne, qui se lana dans une entreprise un peu folle : le reprage de

    toute la mmoire iconographique de lOccident dans un atlas dimages, quarante grands

    panneaux et mille images classes suivant par thmes.

    Derrire Curtius, il est aussi possible de remonter au bel article de Sainte-Beuve

    sur les classiques comme espace de mmoire. Dans Quest-ce quun classique ?

    (1850), le critique dcrit le paysage des lettres la manire dun terrain au relief

    bouscul, une tradition et non pas une histoire, avec des strates et des rsurgences : Le

    Temple du got, je le crois, est refaire ; mais, en le rebtissant, il sagit simplement, de

    lagrandir, et quil devienne le Panthon de tous les nobles humains []. Pour moi, qui

    ne saurais aucun degr prtendre (cest trop vident) tre architecte ou ordonnateur

    dun tel Temple, je me bornerai exprimer quelques vux, concourir en quelque sorte

    pour le devis. Avant tout je voudrais nexclure personne entre les dignes, et que chacun

    y ft sa place, depuis le plus libre des gnies crateurs et le plus grand des classiques

    sans le savoir, Shakespeare, jusquau tout dernier des classiques en diminutif, Andrieux.

    Il y a plus dune demeure dans la maison de mon pre : que cela soit vrai du royaume

    du beau ici-bas non moins que du royaume des cieux2.

    Or Sainte-Beuve a ici attache une note suggrant sa source : Goethe, qui est si

    favorable la libre diversit des gnies et qui croit tout dveloppement lgitime pourvu

    quon atteigne la fin de lart, a compar ingnieusement le Parnasse au mont Serrat en

    Catalogne, lequel est ou tait tout peupl dermites et dont chaque dentelure reclait son

    pieux anachorte : Le Parnasse, dit-il, est un mont Serrat qui admet quantit

    dtablissements ses divers tages : laissez chacun aller et regarder autour de lui, et il

    trouvera quelque place sa convenance, que ce soit un sommet ou un coin de rocher.

    Il me fait plaisir, ici, Lleida, de rappeler quel fut le modle gographique de la

    Weltliteratur, ou mmoire littraire universelle, de Goethe Sainte-Beuve et Curtius,

    tolrante et solidaire : Homre, comme toujours et partout, y serait le premier, le plus

    semblable un dieu ; mais derrire lui, et tel que le cortge des trois rois mages

    dOrient, se verraient ces trois potes magnifiques, ces trois Homres longtemps ignors

    2 Causeries du lundi, t. III, p. 50-51.

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  • de nous, et qui ont fait, eux aussi, lusage des vieux peuples dAsie, des popes

    immenses et vnres, les potes Valmiki et Vyasa des Indous, et le Firdusi des

    Persans : il est bon, dans le domaine du got, de savoir du moins que de tels hommes

    existent et de ne pas scinder le genre humain.

    La bibliothque rassemblant toute la littrature est vue comme un paysage agit et

    secou. Le Parnasse a un relief pittoresque et accommodant o les minores ont leur

    place, mme si Sainte-Beuve se mfie ailleurs dans sa leon inaugurale lcole

    normale suprieure en 1858 de cette image biscornue et excentrique : [Goethe]

    agrandit le Parnasse, il ltage [] ; il le fait pareil, trop pareil peut-tre au Mont-Serrat

    en Catalogne (ce mont plus dentel quarrondi)3. lcole, une conception

    chronologique et hirarchise de la littrature simpose, tandis que dans le monde,

    convient mieux une vision mmorielle des lettres, gographique ou hodologique,

    anachronique ou htrochronique.

    Deux reprsentations de la littrature se font ainsi en concurrence, et la seconde,

    moins canonique, plus stratifie et complique, avec des couches qui remontent et se

    mlent, est plus fidle notre sens du prsent comme assemblage dinstants htrognes

    et autonomes, comme non-simultanit des contemporains , ainsi que le dcrivait

    Hans Robert Jauss en sinspirant non seulement de Sainte-Beuve et de Curtius, mais

    aussi de Siegfried Kracauer : dans le prsent littraire, coexistent de moments qui sont

    en ralit situs sur des courbes diffrentes, soumis aux lois spcifiques de leur histoire

    spcifique . Par consquent la simultanit dans le temps nest quune apparence de

    simultanit4 .

    Rien ne meurt en art. Lart du pass reste vivant (cest ce qui troublait Marx). On

    ne saurait appliquer la littrature la conception moderne de lhistoire, oriente, linaire

    et dialectique, fonde sur les notions de progrs et dvolution, pour laquelle les

    mouvements et les coles se succdent proprement (romantisme, Parnasse, symbolisme,

    classicisme moderne, Esprit nouveau, surralisme), o lancien remplace le nouveau.

    La mmoire littraire, comme une gologie de rsurgences et de rminiscences,

    connat la coexistence du prsent et du pass, non de labolition du pass par le prsent.

    Tout vit, comme un souvenir dont on ne se souvient pas. La mmoire europenne des

    lettres sapparente ainsi une gographie, non pas une histoire.

    3 De la tradition en littrature et dans quel sens il la faut entendre , Causeries du lundi, t. XV, p. 368. 4 H. R. Jauss (1978), Pour une esthtique de la rception (1975), trad. fr., Paris, Gallimard, p. 76.

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  • Gographie culturelle de lEurope entre-deux-guerres

    Mais peut-on dfendre aujourdhui lide dune mmoire littraire europenne

    commune ? La mmoire littraire, non lhistoire, peut-elle fonder une identit

    europenne mmoire la Montserrat au relief compliqu ? Cela rappelle la vieille

    question du Panthon littraire europen. Au fronton des bibliothques du XIXe sicle,

    quels crivains inscrire, notamment pour la France ? Le problme est familier, la

    littrature franaise, dans sa continuit, na pas dcrivain placer dans un canon

    europen des prophtes littraires, auprs de Dante, Shakespeare, Cervants, Goethe et

    parfois Pouchkine.

    La question sest de nouveau pose durant lentre-deux-guerres, dans les annes

    1920 de la rconciliation franco-allemande, la recherche dune culture europenne

    commune. Et il est clairant dobserver comme elle a t alors traite. En 1929, Albert

    Thibaudet montre son actualit dans sa chronique de la NRF, justement intitule Pour

    la gographie littraire : Andr Gide, interrog Berlin par un rdacteur de la

    Literarische Welt, sur le Franais qui lui paraissait susceptible, pour lhumanisme

    gnral, dun rle gthen, rpondit : Montaigne5. Ctait le moment o M. Paul

    Souday consacrait pendant prs dun mois son rez-de-chausse mercurial aux

    publications rcentes sur Victor Hugo et concluait une fois de plus que le Pote de lArc

    de Triomphe et du Panthon occupe dans la littrature franaise, conue la manire

    dun rond-point, la situation de ces monuments sur leur place6. Voil une occasion de

    rectifier une fois de plus une centromanie patente chez M. Souday, larve chez Andr

    Gide, et qui, sous lune et lautre de ses formes, me parat galement contraire au gnie

    et llan de la littrature franaise7.

    Suivant le clich, chaque littrature nationale est reprsente par un crivain

    souverain, mais la littrature franaise est pnalise par labsence dun tre suprme

    dont graver le nom au fronton. Qui mettre ? Montaigne ou Hugo ? Ou encore Molire ?

    Thibaudet, en bon lve de Bergson, refus cette rduction lunique.

    5 Cest Walter Benjamin qui avait interrog Gide sur linfluence de Goethe pour un article non sign du Literarische Welt du 1er fvrier 1929. 6 En janvier-fvrier 1929, le feuilleton de Souday dans Le Temps porta sur des publications rcentes sur Hugo. 7 Pour la gographie littraire , NRF, 1er avril 1929, in Rflexions sur la littrature, Paris, Gallimard, Quarto , 2007, p. 1277-1279.

    6

  • Il y a quelques semaines, poursuit-il, un Allemand me posait une question

    analogue celle qui fut pose Gide. Il me demandait de lui indiquer le livre qui me

    semblait exprimer le plus compltement et le plus profondment le gnie de la

    littrature franaise. Je lui rpondis : Prenez le petit Pascal de Cazin avec les notes de

    Voltaire. Cest un joli bibelot de la librairie lgante du XVIIIe sicle. Et ce dialogue

    Pascal-Voltaire, ce contraste, cette antithse, vous donnera prcisment la littrature

    franaise en son mouvement de dialogue vivant jamais termin, de continuit qui

    change et de chose qui dure.

    Largument, qui fait en effet songer Bergson par limage de la littrature

    franaise qui change et qui dure, rige le couple, la fois dans linstant et dans

    lhistoire, en propre de la littrature franaise, et sur cette base la pluralit. La littrature

    est un ensemble organique travers par un lan vital. Cest aussi, dans la sociabilit de

    tous ces couples synchroniques et diachroniques qui prolifrent, une Rpublique des

    lettres, franaise, europenne, aujourdhui mondiale.

    Si au lieu de choisir entre les produits des diteurs, je pouvais composer moi-

    mme le volume, jajouterais aux deux petits in-12 lEntretien avec M. de Saci, cest--

    dire, avant le dbat pascalien avec Voltaire, le dbat pascalien avec Montaigne. Mais je

    maintiendrais mon refus de centrer et de fixer. Jappliquerais au terme Montaigne-

    Pascal-Voltaire la formule de Pascal sur le mme homme qui dure (ajoutons : qui

    change) et qui apprend continuellement. Et cette suite, elle ne serait pas plus toute la

    littrature franaise que Goethe nest toute la littrature allemande, mais elle y tiendrait

    la place caractristique de Goethe. Notez dailleurs que ce pluralisme extrieur de

    Montaigne-Pascal-Voltaire nest pas sans analogie avec le pluralisme intrieur de

    Goethe et son opulente multiplicit. Votre gnie national a ramass dans un homme

    cette varit, ce dialogue, ces oppositions qui sont ncessaires la vie suprieure de

    lesprit. Le ntre les a explicits en plusieurs hommes en contraste violent dans le temps

    et dans la nature. Lessentiel demeure comparable.

    La littrature franaise est irrductible un seul homme. Et voil une belle ide

    dynastique : face lhistoire littraire scolaire et lansonienne, Thibaudet revient un

    mythe fondateur de lidentit nationale trs Ancien Rgime : il conoit toute la

    littrature comme un seul crivain, toujours le mme et toujours un autre, qui dure qui

    change, car dignitas non moritur : Le Rois est mort ! Vive le Roi ! Mais cette image

    est-elle transposable lEurope ?

    7

  • la rflexion, concluait Thibaudet, jajoute un quatrime nom, un quatrime

    interlocuteur de ce dialogue central : Chateaubriand. Chateaubriand rpond Voltaire

    comme Voltaire Pascal et Pascal Montaigne. Et pourquoi najouterai-je pas

    Proust ? Montaigne-Pascal-Voltaire-Chateaubriand-Proust Comme un seul homme, le

    pote ternel.

    La littrature est une maison : Jai le sentiment dhabiter une littrature qui vit

    sous la loi du plusieurs, ou du couple. Une loi qui fonctionne dans lordre du temps,

    puisque, dun sicle lautre, des gnies antithtiques, ou symtriques, se rpondent, o

    sopposent, ou se compltent, forment une dure relle. Mais aussi une loi qui

    fonctionne dans lespace, dans le simultan. Et ce pluralisme, Thibaudet le fait

    remonter Montaigne, comme Gide, ou comme Charles Du Bos qui disait dans les

    mmes annes : Cest Montaigne quil me faut, et cest lui que je dois reprendre : il

    est sans doute, et je devrais dire srement, le plus grand Europen de la littrature

    franaise8. Gide, Du Bos, Thibaudet promeuvent alors Montaigne comme lEuropen.

    Au sens de la tolrance et de la libert, du pluralisme et du mobilisme, de lesprit

    critique. Cest cet cumnisme qui devait idalement prsider au forum europen de

    lentre-deux-guerres.

    Ambiguts de lEurope littraire

    Une note de prudence simpose pourtant. Si on veut se servir de la littrature pour

    fonder une identit europenne, il faut aussi mditer sur son usage et son abus entre les

    deux guerres, quand on a cru quelle pouvait donner un motif de rdemption

    europenne.

    Jacques Rivire plaidait pour la rconciliation des intellectuels europens dans le

    numro de reprise de la NRF en juin 1919, sopposant au manifeste nationaliste du

    Parti de lintelligence , lanc dans Le Figaro par Henri Massis, proche de lAction

    franaise. Le directeur de la NRF se dclarait favorable au rapprochement franco-

    allemand et une Europe de la culture, une Europe littraire. Cest pourquoi

    Thibaudet lappellera LEuropen dans le numro dhommage de la NRF en 1925,

    aprs sa mort.

    8 Du Bos donne des Extraits dun journal au 7e numro des Chroniques en 1929, p. 73-126.

    8

  • Les Dcades de Pontigny, qui se veulent le noyau de la future Europe ,

    reprennent en 1922. Gide, Du Bos et Curtius en sont des piliers, et la littrature y est

    souveraine. Plusieurs revues nourrissent un projet culturel europen : Europe est fonde

    en 1923, autour de Romain Rolland ; La Revue europenne, dirige par Edmond Jaloux,

    parat de 1923 1931 ; LEurope nouvelle, revue de Louise Weiss publie depuis

    janvier 1918, se met au service de lidal de Genve et de la Socit des Nations. En

    Allemagne, lEuropische Revue voit le jour en avril 1925, sous la direction du prince

    Charles Antoine de Rohan, ou Karl Anton Rohan, dune branche reste en Autriche

    depuis lmigration : catholique, fdraliste, europiste, il est le secrtaire gnral de la

    Fdration internationale des unions intellectuelles. Sa revue, plus tard national-

    socialiste, disparatra seulement en 1944.

    LEurope quils dfendent est celle des lites et de la haute culture, une Europe

    qui redoute les progrs de la dmocratie. La cration de la Commission internationale de

    coopration intellectuelle (CICI) est dcide en septembre 1921 lassemble gnrale

    de la SDN, et elle est formalise par le conseil de la SDN en janvier 1922. Bergson en

    est le premier prsident. En juillet 1924, le ministre de lInstruction publique du Cartel

    des gauches, Franois Albert, propos la cration, aux frais de la France, dun Institut

    international de coopration intellectuelle (IICI), cration approuve par lassemble

    gnrale de la SDN de septembre 1924. LIICI sera inaugur en janvier 1926 au Palais-

    Royal, avec Paul Painlev la prsidence du conseil dadministration. En 1931, la CICI

    devient une organisation technique de la SDN, parallle lOrganisation internationale

    du travail (OIT) : lOrganisation de coopration intellectuelle (OCI), dont le Comit

    permanent des lettres et des arts organise des entretiens et des correspondances.

    En 1926, Valry est invit par Charles de Rohan la troisime assemble gnrale

    de la Fdration internationale des unions intellectuelles, qui se tient Vienne, du 17 au

    20 octobre 1926, sur le rle de lintellectuel dans les socits europennes. La

    traduction de sa clbre Note (ou lEuropen) vient de paratre, sous le titre

    Europa , dans lEuropische Revue de septembre 1926. mile Borel, Ernst Robert

    Curtius sont aussi prsents Vienne, de mme que Carl Schmitt, le juriste et le

    thoricien de ltat, professeur Bonn. Valry prend la parole le 20, dernier jour de

    lAssemble gnrale, consacr dbattre du rle de lintellectuel dans lorganisation de

    lEurope, juste avant Carl Schmitt, tandis que Hofmannsthal prside la sance. Europe

    pour le moins mle que celle-l !

    9

  • Thibaudet dfend dans de nombreux articles des annes 1920 lidal europen et

    la mystique de la SDN , jusquaux dsillusions du dbut des annes 1930. Il est

    Francfort et Heidelberg pour Le IVe Congrs des Unions intellectuelles (sa

    communication est publie dans lEuropische Revue sous le titre Die Geschichte in

    heutingen franzsichen Bewusstsein en dcembre 1927). Il sera Madrid au printemps

    1933 avec lOCI.

    Certes, la culture littraire se trouve bien au centre de ce mouvement humaniste

    europen, mais lune de ses raisons dtre est la mfiance lgard de la dmocratie, du

    cosmopolitisme et du pacifisme, la crainte de la monte dune internationale de la

    culture de masse, mme si cette expression na pas encore cours. Do une certaine

    confusion : dans les forums de lEurope littraire, des radicaux-socialistes franais

    ctoient les notables du fascisme italien. Hors des frontires, les repres idologiques se

    troublent.

    Thibaudet dfinit ainsi lidal de ces rassemblements europens : Grouper llite

    intellectuelle de tous les pays en dehors de toutes considrations politiques, afin de

    faciliter les changes dides et les relations personnelles, et en vue dtablir une

    atmosphre favorable la comprhension rciproque des nations. Tout en considrant

    les diverses valeurs nationales comme les richesses vritables de notre civilisation, la

    Fdration veut montrer, par son activit, leur universalit supernationale dans le

    domaine de lesprit9.

    LEurope ainsi promue bien a une vocation aristocratique et conservatrice, par

    opposition celle, plus dmocratique, que dfendent Henri Barbusse et Romain

    Rolland dans les mmes annes. Et Thibaudet nest pas dupe : Dans ces salons comme

    dans les salons parisiens, il y a videmment quelques hommes de gauche, mais pas trop.

    On a son homme de gauche pour sauvegarder le principe duniversalit.

    Ainsi, la dlgation franaise qui se retrouve ainsi en 1927 Francfort et

    Heidelberg avec Thibaudet est pour le moins cumnique, moins quelle ne soit

    htroclite : mile Borel, mathmaticien, ami de Blum et dHerriot depuis lcole

    normale suprieure, est dput de lAveyron (1924-1936) et a t ministre de la Marine

    en 1925 ; Lucien Lvy-Bruhl, professeur dhistoire de la philosophie moderne la

    Sorbonne, la retraite depuis 1926, sympathisant socialiste, a t un collaborateur

    dAlbert Thomas au ministre des Munitions durant la guerre ; Paul Painlev est alors

    9 Le IVe Congrs des Unions intellectuelles , Les Nouvelles littraires, 29 octobre 1927, in Rflexions sur la politique, Laffont, Bouquins , 2007, p. 624-628.

    10

  • ministre de la Guerre, galement prsident du conseil dadministration de lInstitut

    international de coopration intellectuelle ; quand au cardinal Dubois, cest

    larchevque de Paris ; et le comte Louis de Blois est un snateur du Maine-et-Loire de.

    Les runit lide que lEurope ne se fera pas avec des internationalistes, mais avec

    des reprsentants qualifis, bien caractriss, autochtones, de leur culture nationale.

    Un Allemand francis, un Franais germanis y tiendraient assez mal cette place .

    Ctait la thse de Gide sur Dostoevski : celui-ci aurait t dautant plus universaliste

    quil tait plus nationaliste. Suivant cette logique traditionaliste, on ne saurait tre

    europen sans tre dabord patriote, et on peut tre en mme temps nationalise et

    europen ; on est mme dautant plus europen quon est attach sa nation, parce

    quon soppose ainsi au cosmopolitisme et linternationalisme qui veulent la fin de

    lEurope humaniste. LEurope de la culture dlite repose sur de tels prjugs et sera

    donc faite par des patriotes, voire par des nationalistes, non par des cosmopolites. Ce

    faisant, elle contrariera une tendance qui sest bien dveloppe depuis, reposant sur

    lalliance de lEurope et des rgions face aux nations : ce nest pas en Catalogne que jai

    dvelopper ce point de vue.

    En 1927, Francfort et Heidelberg, cest larchologue Ludwig Curtius prside un

    Congrs qui porte sur le rle de lhistoire dans la conscience des peuples, en somme

    dj mon sujet, exprim autrement : mmoire culturelle et identit europenne. Serions-

    nous en train de rejouer le mme scnario ? Cest une raison de plus pour tre prudents !

    Les mythes historiques nationaux, les traditions nationales, charpente dun peuple,

    forment-elles elles seules sinon la science historique, du moins la conscience

    historique ? Telle serait toujours la question.

    Suivant Thibaudet, deux tendances sopposrent nettement, tandis que les Anglais

    empruntaient une troisime voie plus empirique. Le premier courant, quil qualifie de

    droite, reprsent par lItalie, la Pologne, la Hongrie et la Prusse, dfendit la force de

    mythes historiques et se dclara fidle une conception de lhistoire comme source de

    puissance, comme mmoire visant laction, par opposition la mmoire savante des

    historiens. Pas de diffrence entre lhistoire et la tradition comme prsuppos de

    laction.

    Le second, de gauche, ou en tous cas moins droite, plus libral, reprsent par

    les Allemands de lOuest et les Franais, men par Alfred Weber, le frre de Max

    Weber, professeur de sociologie Heidelberg, mit en cause la transformation de

    lhistoire en mythes et dfendit la discipline savante : Vous voulez faire de lEurope

    11

  • une cage de lions mythologiques ! Or, selon ce courant, on a dpass lge du

    mythe, lge de la cage de lions , vers celui de lhistoire comme science.

    Aujourdhui, ne sont-ce pas les mmes questions se posent nous propos de

    lhistoire littraire europenne, de son utilisation comme mythe ou de sa dnonciation

    comme mythologie ?

    On comprend mieux lenjeu des dbats des annes 1920 au vu des dlgations,

    dont les deux les plus compactes , celles dAllemagne et dItalie : Devant les

    Italiens, on avait le sentiment dune organisation discrte, efficace, mthodique. La

    finesse avec laquelle lorateur italien, M. Bodrero, a dit tout ce quil voulait dire, tout ce

    quil sentait quun Italien fasciste devait dire, et sans choquer personne, a frapp tout le

    monde. Emilio Bodrero, professeur dhistoire de la philosophie Padoue, haut

    dignitaire du rgime fasciste, dput depuis 1925, sous-secrtaire dtat lInstruction

    publique (1926), puis snateur partir de 1934, est un dfenseur des humanits qui fit

    au banquet du congrs un discours en latin.

    Ainsi le projet dEurope littraire de lentre-deux-guerres doit-il tre mdit, car il

    repose sur la dfense de la culture humaniste contre la dmocratie. Est-ce ce que nous

    voulons reproduire quand nous envisageons une mmoire littraire europenne ? Il

    sagit de protger une Europe des cultures nationales, sinon nationalistes, contre une

    Europe du cosmopolitisme et de linternationalisme. Rveillons-nous de ce rve

    rcurrent dune Europe de la littrature conservatrice et litiste. Aujourdhui, plaidant

    pour une Europe littraire, dfendons une autre Europe.

    Nous navons pas de canon littraire europen. Mais pourquoi ne pas finir quand

    mme avec Montaigne, le plus grand Europen de la littrature franaise ? Pre de

    lesprit critique, il suggre une autre mmoire littraire porteuse de quelques valeurs

    europennes sacres : la libert, la tolrance, les droits de lhomme, lgalit.

    12

  • Les valeurs collectives dans la chanson qubcoise1

    Gilles PERRON (Qubec) Ds les dbuts de la Nouvelle-France, la chanson a t une manire de tmoigner

    de ce que vivaient les colons dans ce pays en train de se construire. Dabord importes

    de France, et donc tmoignant du pass, des chansons scrivent peu peu en territoire

    qubcois : chansons de voyageurs, chansons de mtiers, chansons politiques ou

    chansons du quotidien, elles disent, dans la complainte comme dans lhumour, ce que

    sont les Canadiens. Cette chanson est alors strictement orale, et se transmet dun

    individu un autre selon la pratique traditionnelle, se transformant au gr des

    dplacements gographiques. La chanson qubcoise, alors canadienne, tmoigne des

    vnements historiques, elle se fait politique, elle dnonce ou revendique, mais elle

    demeure le plus souvent phmre, un vnement chassant lautre, comme le font

    dailleurs nos mdias contemporains dinformation. Lune des plus vieilles chansons

    recenses par les folkloristes remontent 1690, voquant une bataille entre Franais et

    Anglais devant Qubec1. Le point de vue adopt, celui du vainqueur franais, est dj

    laffirmation dune valeur collective : la libert devant le conqurant anglais. Mais la

    premire vritable chanson porte collective dont la dure tmoigne de la valeur a t

    crite en 1842 (publie en 1844), par Antoine Grin-Lajoie : Un Canadien errant ,

    chanson dexil, est une complainte qui exprime le drame des Patriotes vaincus et qui

    rappelle limportance de leur combat pour les Canadiens.

    De la Bolduc Flix : le nous qui signore

    Dun point de vue plus contemporain, si on fait concider lhistoire de la chanson

    avec les premiers enregistrements sonores, il faut sintresser celle que lon identifie

    comme notre premire auteure-compositeure-interprte : Mary Travers, clbre sous le

    nom de La Bolduc (ou Madame Bolduc). Naves, aux musiques dinspiration

    traditionnelles, les chansons de La Bolduc, mprise par llite, seront toutefois fort

    populaires auprs dun public qui y reconnat sa misre. Elle parle du quotidien, dans un

    1 Ce texte a dj fait l'objet d'une publication dans la revue Qubec franais l'automne 2007 (n 147).

    13

  • langage peu recherch, la syntaxe hsitante, mais elle parle au cur des ouvriers et

    des paysans : le chmage, la famille, la campagne. Elle se moque aussi des gens

    instruits ou des gens de pouvoir : les agents dassurances, les mdecins, les policiers,

    etc. Elle revendique mme le droit de sexprimer dans son franais populaire dans La

    chanson du bavard : Je vous dis tant que je vivrai Jdirai toujours mo pi to Je

    parle comme dans lancien temps Jai pas honte de mes vieux parents Pourvu que

    jmets pas danglais Je nuis pas au bon parler franais ! Avec ses limites donc, mais

    avec toute sa sincrit, La Bolduc, ds les annes 1930, pose un regard personnel sur sa

    socit qui linscrit en tte de la ligne de ceux qui, par la suite, exprimeront des valeurs

    collectives, dans la constatation, la dnonciation ou la revendication.

    Puis vint Flix Leclerc, notre premier vrai pote-chanteur. Leclerc, sil est un fin

    observateur de la nature humaine, quil traduit dans son langage potique, ne sera pas

    considr avant 1970 comme un chanteur engag, avec cette grande chanson quest Le

    tour de lle , une des rares souhaiter, dans son texte, que le Qubec se prpare

    clbrer lindpendance ; avec aussi Lalouette en colre , cri de rvolte, ras-le-bol

    qui, sans la glorifier, comprend lusage dune certaine violence, exerce avant lui par le

    Bozo-les-culottes de Raymond Lvesque, lequel tait lcho du rel de son propre

    Bozo rveur. Bien que ds 1951, ses crapauds chantent la libert ( Lhymne au

    printemps ), la porte collective de ses chansons ne lui apparat pas demble. Pourtant,

    celui qui met au monde la chanson qubcoise inspirera trs tt ses mules une

    manire de sinscrire parmi les autres. Le meilleur exemple se trouve encore chez

    Raymond Lvesque, avec sa chanson la plus universellement connue : Quand les

    hommes vivront damour (1956), popularise en France par Eddie Constantine, par

    Bourvil, etc.

    Raymond Lvesque : le nous fraternel

    Quand les hommes vivront damour, cest la premire chanson pacifiste

    qubcoise. crite lors du sjour parisien de Raymond Lvesque, elle fait cho au

    Dserteur de Boris Vian (1954). Avec cette chanson, Lvesque sinscrit, bien avant

    lexistence mme du mot, dans la ligne des altermondialistes. Optimiste, il y affirme

    quun autre monde est possible : Quand les hommes vivront damour Il ny aura plus

    de misre. Pessimiste, il termine invariablement son refrain avec la certitude que quand

    viendra ce jour, nous nous serons morts, mon frre . En 1956, Lvesque na que 28

    ans et ce monde dnique, ce paradis perdu retrouver, il nimaginait pas le voir de son

    14

  • vivant : presque 80 ans aujourdhui, il sait quil ne sest pas tromp.

    Le titre, constamment rappel en tte de cinq des huit couplets de quatre vers

    composant la chanson, semble affirmer la certitude que ce jour arrivera. Mais le procd

    anaphorique est affaibli volontairement par une autre certitude dans linvitable

    conclusion de ces mmes cinq couplets : nous serons morts ce moment-l. Dans

    les trois couplets qui restent, cest le prsent de la narration qui lemporte sur la

    projection dans ce futur lointain. Dans ce prsent, vu de lavenir imagin, le narrateur et

    toute lhumanit quil inclut dans lapostrophe mon frre nont gure despoir pour

    eux-mmes : Dans la grande chane de la vie O il fallait que nous passions O il

    fallait que nous soyons Nous aurons eu la mauvaise partie . Ceux-l auront aux

    mauvais jours. Dans la haine et puis dans la guerre Cherch la paix, cherch lamour

    , que les hommes du futur connatront. Nous ne sommes pas loin ici du rcit utopique,

    de la croyance en lexistence de lEldorado ou autres abbayes de Thlme. Mais il faut

    se rappeler que Lvesque, mme dans son extrme mfiance de tous les lieux de

    pouvoir, religieux aussi bien que politiques, est un homme fondamentalement croyant :

    Le Christ, Ctait mon frre. Il est venu Rpandre la lumire, Et la justice. Car

    il ny a que par lamour Et la fraternit Que le monde peut devenir beau. ( Le

    Christ ). Alors, quand il chante, dans Quand les hommes vivront damour , que

    lorsque ce sera la paix sur la terre Les soldats seront troubadours , il faut

    rapprocher cette vision de celle du Livre dIsae, qui prvoit que le jour o reviendra le

    Christ triomphant, le loup habitera avec lagneau, le lopard se couchera prs du

    chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble . En abordant la chanson dun

    point de vue messianique, on comprend mieux quau fond ce que Lvesque suggre,

    cest que le bonheur nest pas de ce monde et quil ne peut advenir sans lintervention

    dune puissance suprieure, divine. Par contraste, ce sur quoi insiste Lvesque dans son

    texte, ce nest pas tant cet avenir lointain et abstrait, mais bien le prsent o les hommes

    ne vivent pas damour, et son regret quil en soit ainsi. Antimilitariste, il dnonce les

    guerres ( Paris depuis 1954, il voit finir la guerre dIndochine et commencer celle

    dAlgrie) et, plus largement, le peu de fraternit entre les humains. Son discours, on le

    verra plus loin, est celui que privilgiera la jeunesse des annes 2000.

    De Gilles Vigneault Paul Pich : le nous qubcois

    Dans les annes 1960, alors que la socit qubcoise se transforme

    profondment, les valeurs collectives prennent de plus en plus de place dans la chanson

    15

  • qubcoise. La couleur collective quelle prend est surtout celle du pays faire, avec le

    mouvement indpendantiste qui gagne en popularit et en crdibilit politique. Le

    principal chantre du pays, dans les anne 1960, sera Gilles Vigneault, qui souvent le

    chantera dans ce quil a de pittoresque, lui donnera parfois une allure passiste en

    clbrant ses grands espaces plutt que son urbanit, mais qui, surtout, pratiquera

    demble dans ses textes un nationalisme douverture : De mon grand pays solitaire

    Je crie avant que de me taire tous les hommes de la terre Ma maison c'est votre

    maison Entre mes quatre murs de glace Je mets mon temps et mon espace A

    prparer le feu, la place Pour les humains de l'horizon Car les humains sont de ma

    race . La chanson, associant le pays lhiver, fait dautant plus ressortir la chaleur de

    laccueil. Mais elle se termine sur un message clair, o le Qubec politique est exprim

    par le potique : Mon pays ce n'est pas un pays, c'est l'envers D'un pays qui n'tait ni

    pays ni patrie Ma chanson ce n'est pas une chanson, c'est ma vie C'est pour toi que je

    veux possder mes hivers ( Mon pays , 1964). La manire Vigneault fera cole : les

    chansonniers des annes 1960 ou les groupes des annes 1970, porte-tendards du pays,

    de lide dindpendance, ne verront pas le nationalisme autrement. Leur nous est

    inclusif, ouvert sur le monde, tout en reconnaissant limportance des racines. Quand

    Pauline Julien, figure emblmatique du pays, se met crire ses textes, elle demande :

    Croyez-vous quil soit possible dinventer un monde O les hommes saiment entre

    eux [] O les hommes soient heureux [] O il ny aurait plus dTRANGER (

    Ltranger , 1971) ; Flix Leclerc, la mme poque, sait pour sa part clbrer les

    racines dans ce quelles ont de multiple dans sa chanson Lanctre ; et Paul Pich,

    dont lengagement social et politique ne sest jamais dmenti, ne scarte jamais de cette

    solidarit qui lui tient lieu de credo : Jvous apprends rien quand jdis Quon est rien

    sans amour Pour aider lmonde faut savoir tre aim ( Lescalier , 1980). Plus

    tard, un peu avant le rfrendum de 1995, il dira clairement : Cquon veut na pas

    dodeur De sang de race ou de religion . La chanson veut ainsi rpondre ceux qui

    accusent les nationalistes dtre ferms lheure o lidentit continentale (en

    particulier en Europe) est en pleine construction : On ne veut pas sisoler Ni rien qui

    nous renferme Que notre volont soit citoyenne Soumise la seule race humaine

    Voil cque nous voulons Sur ce coin de la terre ( Voil ce que nous voulons ,

    1993).

    Les annes 2000 : le je qui dit nous

    16

  • Il est un certain discours, tenu par des reprsentants de la gnration lyrique 2,

    qui voudrait que la jeunesse actuelle soit moins engage que les prcdentes, en

    particulier celle qui a fait la Rvolution tranquille. Quand Jacques Godbout fait la leon

    aux jeunes et prdit la mort du Qubec franais en 2076 (LActualit, 2006) ou quand

    Lucien Francur trouve que les jeunes sont moins rvolutionnaires que lui ne ltait

    leur ge (Les francs-tireurs, 2002), chacun porte un jugement partir de la conviction

    que sa manire tait la seule valable. Ils sinscrivent tout simplement dans un conflit de

    gnration millnaire, ou chaque gnration croit, en toute sincrit, que celles qui la

    suivent sont dgrades, voire dcadentes. Cest toujours une erreur que dvaluer les

    valeurs du prsent laune de celles dun pass dans lequel sinscrit sa propre jeunesse

    rvolue. ceux qui ont tendance glorifier leur propre poque pour mieux dcrier la

    jeunesse actuelle, Sylvain Lelivre leur rappelle que le bilan nest pas que positif : On

    rvait de changer le monde Est-ce le monde qui nous a changs Lespoir quon

    semait la ronde Aujourdhui nous semble tranger On dfilait pas toujours sages

    En entonnant Le dserteur Se peut-il quen prenant de lge On dserte son propre

    cur ( Quest-ce quon a fait de nos rves ? , 1994). la question de Lelivre,

    Edgar BORI rpond catgoriquement : On a voulu changer les choses Et les choses

    nous ont changs ( Les choses , 2000).

    Alors que Lelivre, lapproche dune soixantaine quil natteindra pas, se

    demandait : Quest-ce quon a fait de nos rves Les rves de nos vingt ans , ceux

    qui sont dans la vingtaine dans les annes 2000 expriment leurs rves leur tour. Ns

    aprs la Charte des droits individuels de Trudeau (1982), ils revendiquent leur

    individualit, disent volontiers je, mais ce je qui vient en premier appartient un vaste

    nous plantaire. lheure de linformation continue, de la communication instantane

    dans Internet, ils expriment leurs craintes de la dshumanisation, et ils se sentent plus

    prs de Raymond Lvesque que de Gilles Vigneault. Ils chantent nouveau en groupe

    (comme dans les annes 1970), coutent John Lennon, dnoncent les guerres,

    vilipendent le capital, craignent le rchauffement de la plante. Et le Qubec dans tout

    a ? Il a aussi sa place, mais pas forcment la premire. Cest la plante quil faut sauver

    dabord pour que le pays existe. Ainsi, avant que Stephen Harper ne vienne remettre en

    question les engagements de Kyoto, Hugo Fleury, de Polmil Bazar, souhaite respirer

    lair de Kyoto , Avant quon ait dtruit tout jusquau dernier fruit Que les lois du

    march nous aient totalement abrutis ( Kyoto , 2003). Toms Jensen nest pas plus

    optimiste : On fout Leau en lair petit feu On meurt On senterre . Pour lui,

    17

  • la conclusion simpose delle-mme : Homo sapiens Cest manifeste Tu ne sais

    rien Tu te dtestes ( Manifeste , 2004). Les Cowboys fringants, pourtant bien

    enracins dans un Qubec quils critiquent dautant plus quils y sont attachs ( En

    berne , Qubcois de souche ), livrent une vision plus pessimiste encore dans ce qui

    est un rcit de science-fiction apocalyptique dun ralisme inquitant, o le narrateur

    raconte le processus qui a conduit la race humaine sa destruction : Il ne reste que

    quelques minutes ma vie Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis Mon

    frre est mort hier au milieu du dsert Je suis maintenant le dernier humain de la Terre

    ( Plus rien , 2004).

    videmment, ce serait simplifier que de vouloir faire entrer tous les auteurs de

    chansons daujourdhui dans un mme moule. Comme pour les gnrations prcdentes,

    certains sont plus ludiques, dautres plus potiques, tous proposant nanmoins des

    chansons qui livrent leur vision du monde. Leurs chansons racontent des histoires,

    parfois dnoncent ou revendiquent, dautres fois dessinent des personnages, voquent

    des moments heureux ou malheureux. Bref, leurs chansons, aujourdhui comme

    autrefois, disent la vie qui est la leur et la ntre. 1 Roy, Bruno (1991), Pouvoir chanter, Montral, vlb diteur, p. 35. Selon lexpression de Franois Ricard. Texte publi dans la revue Qubec franais, n 147, automne 2007

    18

  • Le miroir bris: sur le Nouveau Roman

    Claude SCHOPP Universit de Versailles

    Certes, on ne peut attendre quune chose de moi, que je parle pour la centime fois

    dAlexandre Dumas puisque je porte en vidence ltiquette de spcialiste de cet

    crivain. Mais, pour cette fois, la fantaisie ma pris de me dplacer, de changer de sicle

    et de point de vue. Jai jet, aprs quelques rflexions assez superficielles, je lavoue,

    mon dvolu sur le Nouveau Roman. La raison en tait simple : le Nouveau Roman a t

    pour les Franais de ma gnration leur unique bataille dHernani, cest--dire un

    phnomne littraire qui a marqu une rupture, une sorte de rvolution. lheure o les

    figures marquantes de cette rvolution ont presque tous disparu (seul Robbe-Grillet

    survit), jai voulu, dans une succincte autobiographie du lecteur que jai t,

    mexpliquer moi-mme pourquoi jai demble accept dtre de la troupe qui a

    soutenu, en lisant ce mouvement, par le seul fait de lire les uvres quil produisait. Et

    pourtant rien ne me prdestinait faire partie de la pitaille de lavant-garde, car je suis

    issu de la paysannerie, pour laquelle le livre tait une raret. La frnsie de lecture qui

    sest empare de moi trs tt avait sans doute pour mobile le dsir inconscient de

    mmanciper des valeurs de cette classe dorigine pour en rejoindre une autre, police et

    lettre, imaginais-je en la fantasmant. Aussi, lorsque je lisais un roman ou un texte

    thorique de ceux que lon rangeait sous lappellation de Nouveau Roman, de Robbe-

    Grillet, de Michel Butor, de Nathalie Sarraute, de Robert Pinguet, de Claude Ollier,

    avais-je la dlicieuse sensation, non seulement davoir rejoint la classe des lettrs, mais

    encore de lavoir dpasse, puisque le plus souvent elle les rejetait.

    Il y avait de la posture, voire de limposture, dans cette attitude de jeunesse : en

    effet, habitu aux narrations plus ou moins canoniques, jentrais le plus souvent avec

    peine dans ces rcits conus contre ces dernires. Je me suis souvent ennuys, je dois

    lavouer, avant de matriser plus ou moins cette nouvelle approche de la lecture, mais

    cet effort car cen tait un trouvait sa rcompense : outre quil me confrait cette

    distinction sociale dont je parlais, il me permettait de pntrer dans des uvres que,

    aujourdhui encore, je considre comme des uvres majeures du sicle dernier, celles

    19

  • de Claude Simon et de Nathalie Sarraute.

    Passons maintenant de laveu autobiographique des considrations

    monographiques.

    Le Nouveau Roman na pas t le premier mouvement de contestation du roman.

    Ce mouvement est interrompu pendant tout XXe sicle en France. Dans Le Roman

    modes demploi dHenri Godard, qui nous emprunterons souvent, recense et analyse

    les exprimentations narratives, de Proust Gide, de Joseph Delteil Queneau,

    ddouard Dujardin Aragon. Proust, dabord, clture romanesque du XIXe sicle,

    mais en mme temps ouverture sur le XXe, qui enrichit son uvre darrire-plans

    esthtiques et philosophiques, qui analyse les nuances de la psychologie, qui compose

    une galerie de superbes personnages et qui place au premier plan la conscience du

    narrateur ; Gide, ensuite, dont Les Faux-Monnayeurs racontent laventure d'une criture,

    bien que laccent soit mis sur ltude psychologique et morale. Cline aussi qui, par ses

    innovations de langue, modifie le rythme sinon lordre du rcit. Raymond Queneau

    enfin qui a expliqu comment Le Chiendent (1933) avait t organis en un nombre de

    chapitres d'emble soustrait au hasard et suivant une forme cyclique, soumettant ainsi le

    roman comme la posie la loi des nombres.

    Ce mouvement de contestation, on la dit, a donc culmin avec lapparition de ce

    que lon a appel le Nouveau Roman, mouvement quelque peu artificiel qui, partir des

    annes 1950, avait lu domicile aux ditions de Minuit de Jrme Lindon.

    Lexpression de nouveau roman est due au critique du Monde mile Henriot qui

    lutilise dans un article du 22 mai 1957, pour juger svrement La Jalousie dAlain

    Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute (L encore cest le dtracteur qui

    nomme comme pour les Impressionistes).

    Aujourdhui, au dbut de ce sicle nouveau, que restent-ils des nouveaux

    romanciers, alors que seuls Robbe-Grillet et Butor survivent encore et que Nathalie

    Sarraute et Claude Simon ont connu la panthonisation ditoriale de la Pliade?

    Les nouveaux romanciers avaient en commun un refus des catgories

    considres jusqualors comme constitutives du genre romanesque, notamment

    lintrigue - qui garantissait la cohrence du rcit - et le personnage, en tant quil offrait,

    grce son nom, sa description physique et sa caractrisation psychologique et morale,

    une rassurante illusion didentit.

    Ce modle commun issu du XIXe sicle que lon appelait roman balzacien,

    roman canonique, roman raliste, et qui pourrait plutt tre nomm roman mimtique,

    20

  • proposait une illusion romanesque, une construction dun monde parallle au ntre,

    imit du ntre, nous faisant vivre le droulement de lhistoire et de la vie des

    personnages, en temps rel. "Un roman, cest un miroir que lon promne le long

    dun chemin" selon la dfinition de Stendhal. Ce roman faisait passer le lecteur dun

    monde lautre, lintressant profondment au destin des personnages, quil ne cessait

    pas cependant de savoir imaginaires.

    Les techniques narratives inventes, combines, mises au point au XIXe sicle

    (technique du point de vue, du discours indirect libre, etc.) visaient gnralement

    mettre le lecteur le plus directement possible en contact avec le personnage, le narrateur

    sefforant de se mettre en retrait, de se faire oublier.

    Le XXe sicle connat deux tentatives de renouvellement que, avec recul, on peut

    opposer.

    La premire de ces tentatives va sefforcer demployer de nouvelles techniques

    narratives pour prolonger celles labores au sicle prcdent : technique du cadrage et

    du montage transposes du cinma, bouleversements et chevauchements chronologiques

    exigeant du lecteur quil effectue une recomposition chronologique, mobilit des

    focalisations, libert de ne pas rpondre toutes les questions que se pose le lecteur,

    monologue intrieur. Tous ces traits de modernit au fond renforcent lillusion

    mimtique.

    En revanche, la seconde sefforce de dconstruire, parfois au bullozer, ce qui

    avait t construit. Cest une entreprise critique qui remet en cause la conception

    mimtique du roman : elle se dveloppe sous le saint patronage de Flaubert, lequel

    formulait ce vu : "Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, cest un livre sur

    rien, un livre sans attache extrieure, qui se tiendrait de lui-mme par la force interne de

    son style, comme la terre sans tre soutenue se tient dans lair, un livre qui naurait pas

    de sujet, ou du moins o le sujet serait presque invisible, si cela se peut." Cette formule

    va devenir la charte de tous les efforts de renouvellement du roman, le style recouvrant

    tout ce qui dans le roman nest pas fiction, cest--dire reprsentation parallle dune

    socit donne.

    Les nouveaux romanciers opposent au ralisme mimtique ce que lon peut

    considrer comme une autre forme de ralisme, celui du droulement de la conscience

    avec ses opacits, ses ruptures temporelles, son apparente incohrence.

    Leur production romanesque se double de manifestes ou danalyses thoriques,

    dans lesquels ils prtendent renouveler un genre dsuet en faisant prdominer ses

    21

  • aspects formels; suivant la formule de Jean Ricardou, le roman devait tre moins

    "lcriture dune aventure que l'aventure dune criture."

    Cette collection d'crivains, pour reprendre le terme employ par le mme

    Ricardou dans son ouvrage Le Nouveau Roman (1973) se compose de sept romanciers :

    Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet,

    Nathalie Sarraute et Claude Simon, mais il convient de joindre La nouvelle pliade

    Marguerite Duras, voire Jean Cayrol (Le Dmnagement , 1956; Les Corps trangers ,

    1959) ou Claude Mauriac (la suite romanesque Le Dialogue intrieur , 1957-1979 ;

    LAlittrature contemporaine , 1958).

    Ds 1939, dans Tropismes, Nathalie Sarraute avait manifest sa mfiance vis--

    vis des caractres tels que les concevaient les romanciers du XIXe sicle, pour

    sattacher aux tropismes, "moments indfinissables qui glissent trs rapidement aux

    limites de notre conscience ;[et qui] sont l'origine de nos gestes, de nos paroles, des

    sentiments que nous manifestons, que nous croyons prouver". Son Portrait dun

    inconnu de1948 illustrait pleinement ce choix narratif.

    Lisons les premiers paragraphes de ce roman :

    Une fois de plus je nai pas pu me retenir, a a t plus fort que moi, je me suis avanc un peu trop, tent, sachant pourtant que ctait imprudent et que je risquais dtre rabrou. Jai essay dabord, comme je fais parfois, en mapprochant doucement, de les surprendre. Jai commenc dun petit air matter of fact et naturel, pour ne pas les effaroucher. Je leur ai demand sils ne sentaient pas comme moi, sils navaient pas senti parfois, quelque chose de bizarre, une vague manation, quelque chose qui sortait delle et se collait eux. Et ils mont rabrou tout de suite, dun petit coup sec, comme toujours, faisant celui qui ne comprend pas : "Je la trouve un peu ennuyeuse, mont-ils dit. Je la trouve un peu assommante".

    Lentre dans le roman, on le constate, ne procure au lecteur aucune rfrence,

    aucune certitude :

    Qui parle ou crit ? Le narrateur ( la premire personne) nest en presque rien

    dfini : on sait seulement quil est masculin, cause des participes passs ("Je me suis

    avanc, tent..."), quil manifeste une tendance langlophilie qui pourrait tre un trait

    de snobisme. Rien sur son aspect physique, son ge, sa situation sociale, qui ne se

    devine qu travers son niveau de langue.

    De qui ou de quoi parle-t-il ou crit-il? Il rapporte un dialogue avec des

    interlocuteurs, dsigns par des pronoms de la troisime personne du pluriel et dont on

    ne connat pas le nombre.

    22

  • Le sujet du dialogue est un tiers, un individu de sexe fminin dont le narrateur

    essaie de dfinir les sentiments quelle suscite chez lui, sentiments qui sont caractriss

    par du vague.

    O laction se droule-t-elle? Quand a-t-elle eu lieu? Lemploi du pass compos

    laisse entendre un pass proche ; les adverbes (une fois de plus, comme toujours)

    indique une srie, une action ritrative.

    Cest peu.

    Le lexique renvoie mtaphoriquement la chasse ou lapprivoisement.

    Le lecteur, aprs ces paragraphes, ne peut que sinterroger pour rpondre aux

    questions que lui pose le texte.

    Et si lon revenait au roman balzacien, en choisissant La Duchesse de Langeais

    quune rcente adaptation cinmatographique (de Jacques Rivette) nous a invit

    relire :

    O laction du premier chapitre, intitul "Sur Thrse" se passe-t-elle ?

    "Il existe dans une ville espagnole situe sur une le de la Mditerrane, un

    couvent de Carmlites Dchausses o la rgle de lOrdre institu par sainte Thrse

    sest conserve dans la rigueur primitive de la rformation due cette illustre femme".

    Suit une longue description de lile, du couvent et de son glise.

    Quand cette action se passe-t-elle ?

    "Lors de lexpdition franaise faite en Espagne pour rtablir l'autorit du roi

    Ferdinand VII, et aprs la prise de Cadix", rpond aussitt Balzac, qui prsente ensuite

    le hros du roman: "un gnral franais, venu dans cette le pour y faire reconnatre le

    gouvernement royal" et, sommairement, un premier objet de son action: "Il y prolongea

    son sjour, dans le but de voir ce couvent, et trouva moyen de sy introduire".

    Lentreprise tait certes dlicate.

    "Mais un homme de passion, un homme dont la vie navait t, pour ainsi dire,

    quune suite de posies en action, et qui avait toujours fait des romans au lieu den

    crire, un homme dexcution surtout, devait tre tent par une chose en apparence

    impossible".

    Laction en elle-mme peut alors commencer :

    "Une heure aprs que le gnral eut abord cet lot, lautorit royale y fut

    rtablie."

    Lcrivain excute une translation du lecteur dans un autre cadre spatio-temporel,

    dici et maintenant (le temps et le lieu de la lecture) un ailleurs et un autre temps.

    23

  • Aux incertitudes du Portrait dun inconnu succdent des indications assez prcises pour

    permettre limaginaire du lecteur de se reprsenter lillusion de ralit dans laquelle le

    plonge le romancier.

    Cinq ans aprs Portrait dun inconnu sont publies Les Gommes dAlain Robbe-

    Grillet, que lon considre gnralement comme le premier nouveau roman (1953):

    "Dans la pnombre de la salle de caf le patron dispose les tables et les chaises,

    les cendriers, les siphons deau gazeuse ; il est six heures du matin.", lit-on dabord.

    Cet incipit, qui fixe sommairement le cadre spatio-temporel du roman pourrait

    appartenir un roman de Simenon, ou aux didascalies dune pice thtrale raliste.

    "Il na pas besoin de voir clair, continue le narrateur, il ne sait mme pas ce quil

    fait. Il dort encore. De trs anciennes lois rglent le dtail de ses gestes, sauvs pour une

    fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur

    mouvement : un pas

    de ct, la chaise trente centimtres, trois coups de torchon, demi-tour droite, deux

    pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, gale, sans bavure. Trente et un, trente-

    deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trentre-sept. Chaque seconde

    sa place exacte."

    Ce deuxime paragraphe semble relever de "lobstination de la description" quon

    a reproche Madame Bovary. Plus loin, viendra celle du quartier de tomate, et de sa

    "mince couche de gele verdtre." qui engaine les ppins. Mais, on peut galement

    tout comme le mobilier ou les arbres signifiaient-ils lennui ou le dsir dvasion

    dEmma Bovary, considrer que ces objets (chaises, tables, siphons) renvoient lil

    hagard du personnage, Wallas, dont la conscience sanantit dans les choses. Lucien

    Goldmann a pu parler de "rification" des personnages, qui traduirait le triomphe dans

    une socit de type capitaliste des objets sur la conscience individuelle.

    Le troisime paragraphe constitue lui seul, si on lapplique au texte mme, une

    sorte de manifeste, un programme dcriture, et un avertissement au lecteur, qui doit

    sattendre tre dstabilis, jet dans la confusion du discours.

    "Bientt malheureusement le temps ne sera plus le matre. Envelopps de leur

    cerne derreur et de doute, les vnements de cette journe, si minimes quils puissent

    tre, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement

    lordonnance idale, introduire et l, sournoisement , une inversion, un dcalage, une

    confusion, une courbure, pour accomplir peu peur leur uvre : un jour, au dbut de

    lhver, sans plan, sans direction, incomprhensible et monstrueux."

    24

  • Ce brouillage qui ne permet pas de voir demande au lecteur dimaginer comme

    par exemple dans Vous les entendez ? (1972) de Nathalie Sarraute, exemple limite

    puisque les voix qui composent le texte sont entendues au travers dune cloison. Les

    premiers romans de Robbe-Grillet refltent galement une incertitude sur la provenance

    ou linterprtation des paroles, ainsi dans Le Voyeur (1955), Mathias saisit des bribes de

    conversation qui ne lui permettent pas de reconstituer lenchanement des faits. Aux

    dialogues du roman traditionnel soigneusement pourvus dincises, dont se moque

    Nathalie Sarraute dans L're du soupon ("Conversation et sous-conversation"), se

    substitue souvent une polyphonie confuse de voix, qui correspond sans doute plus de

    ralisme. Cette confusion renvoie lun des thmes importants dvelopps par le

    Nouveau Roman, celui de lincommunication.

    Cette confusion des voix nest que la consquence sinon de la disparition du

    personnage, du moins de sa dilution ; car le personnage existe bel et bien dans le

    Nouveau Roman. Pensons Lon Delmont, hros de La Modification de Michel Butor

    (1957) : il prsente toutes les caractristiques du personnage, cest--dire un ge, un

    physique, une profession, une situation de famille, etc. ; il ny a que le vous qui le

    dsigne (afin de mieux impliquer le lecteur sans doute), au lieu de la traditionnelle

    troisime personne du singulier. Pensons encore, chez Robbe-Grillet, au Wallas des

    Gommes ou au Mathias du Voyeur ),qui constituent encore de vrais personnages,

    nigmatiques certes, tout comme le sont, au fond, le narrateur de La Jalousie,

    personnage rduit un regard, parfois une oreille (le chant de

    lindigne), et son pouse, A., rduite, elle, aux traits et gestes qui composent

    lobsession de son mari jaloux. Cest sans doute dans La Route des Flandres de Claude

    Simon(1960) que lon saisit le mieux cette dilution du hros, Georges, dont lidentit se

    dissout mesure

    que le texte progresse au bnfice des impressions qui enrichissent sa conscience.

    Cependant, travers la mise en question du personnage, cest celui quune

    tradition romanesque a souvent impos comme le premier dentre eux qui est vis en

    priorit : le narrateur . la question qui parle ?, qui manifeste un trouble sur son

    identit, on a de plus en plus rpondu par un a parle. Le je qui donne son impulsion

    au roman Dans le labyrinthe (1959) de Robbe-Grillet disparat bientt au profit de

    formes qui senchanent ; de mme, dans Triptyque de Claude Simon (1973) cest

    demble le paysage dune carte postale qui organise le rcit. Cette fusion du je au sein

    dun monde de reprsentations signifie la mort du hros et peut-tre du sujet. Ainsi peut

    25

  • sexpliquerait chez certains romanciers lenvahissement du roman par la description,

    dont nous avons parl.

    Aujourdhui que les polmiques, depuis longtemps se sont tues, on peut

    considrer que, de mme que la peinture non figurative est encore de la peinture, une

    criture romanesque qui ne renvoie pas au rel est encore de lcriture ; cependant on ne

    saurait nier les impasses o ont parfois abouti, thoriciens et auteurs du Nouveau

    Roman, sans doute parce que le roman perdrait son nom ne plus tre un simulacre du

    rel.

    26

  • LAntigone du Roman de Thbes: un maillon isol de la chane

    mythique

    Catherine DESPRS Universidad de Valladolid

    Dans son travail de translatio de la Thbade de Stace, lauteur inconnu du Roman

    de Thbes recre, vers 1150, lAntiquit au got mdival. Sil sinspire nettement de

    lpope latine, ce clerc, influenc par son entourage littraire et social, saffranchit

    souvent de son modle pour introduire des innovations qui rsident, entre autres, dans le

    traitement des personnages, notamment des personnages fminins auxquels il accorde

    une place grandissante. Ainsi, les hrones antiques se trouvent-elles personnalises par

    des modifications qui rpondent, dune part, aux attentes de lauditoire et, dautre part,

    aux proccupations politiques1et didactiques de lauteur de ce premier roman antique, et

    surtout ses finalits littraires.

    Et lune de ces finalits pourrait bien concerner le personnage dAntigone, une

    figure de second plan dans cette mise en roman, mais dont la reprsentation, pour le

    moins singulire, a veill notre intrt. En effet, sa prsence pisodique,

    quantitativement modeste en raison du petit nombre de vers qui lui sont consacrs, a

    pour contrepartie limpact dune personnalit tout fait tonnante. En outre, sa premire

    apparition nous a sembl dautant plus intressante quelle correspond une cration

    intgralement imputable lauteur mdival2. Il ne fait aucun doute que ce passage,

    avec lequel saffirme le mieux le souci dautonomie du texte mdival, constitue une

    russite. Mais cest aussi et surtout parce que cette Antigone romanesque, focalise

    sous un clairage symbiotique du pass et du prsent, apparat, en mme temps, lie au

    contexte social de lpoque et au personnage mythique demeur si vivant dans notre

    mmoire. Et cest ce double lien, tant par la forme que par le fond, qui a guid notre

    approche de cette Antigone toute mdivale, franche et cortoise3, qui illustre

    1 Rappelons que ladaptation de la Thbade fait partie dun grand projet culturel de la cour des Plantagent in Poirion, D. (1986), Rsurgences, PUF, Paris, p. 56. 2 Petit, A. (1985), Naissances du roman. Les techniques littraires dans les romans antiques du XIIe sicle, Champion-Slatkine, Paris-Genve, p. 525. 3 Le Roman de Thbes, d. G. Raynaud de Lage (1969-1970), CFMA, 2 vol., Paris, v. 4046.

    27

  • particulirement la dmarche anachronisante et le syncrtisme de lcriture du moment.

    Ainsi, tout fait dans le climat de lpoque, lintrieur dune scne de donoi

    intgre lpisode de lambassade de Jocaste auprs de Polynice, apparat Antigone,

    protagoniste dune gracieuse ydille qui prend place ds sa rencontre avec Parthnope

    dont la cour pressante aboutit une dclaration damour. Sous langle dune

    dmarcation textuelle et culturelle par rapport sa source, lauteur manifeste son souci

    daccentuer la prsence de son Antigone dont la beaut en clipsait toute autre, par

    une description suggestive de son habit qui dvoile symboliquement son corps:

    Mout ot gent cors et bele chiere,

    Sa biautez fu seur autre fiere.().

    Dune pourpre ynde fu vestue

    Tout senglement a sa char nue;

    La blanche char desouz paroit,

    Li bliauz detrenchiez estoit

    Par menue detrenchere

    Entre qua val a la ceinture()

    Vestue fu estroitement,

    Dun orfois ceinte laschement4.

    Curieusement, Antigone na pas de visage; cest essentiellement la sensualit

    transfre dans sa beaut, son habit et sa parole qui sollicitent le sentiment, et les sens,

    de Parthnope. En effet, ses attraits physiques drivent de lclat de sa parure qui lui

    confre ds lors un statut princier dans un cadre fodal. Vtue dune tunique la poupre

    royale, qui laisse paratre sa peau, lauteur prsente Antigone dune manire

    volontairement attirante et sensuelle, mritante de lamour soudain de Parthnope.

    Notons que cette manifestation de lamour courtois qui, cette poque, commenait se

    dfinir, est explicite par le motif de la dclaration damour. Cette cration imputable

    lauteur du XIIe est loin dtre banale et constitue un apport essentiel du Roman de

    Thbes en matire romanesque. Car si la dclaration de Parthnope nest quune prire

    courtoise transcrite en discours indirect, celle dAntigone, tout en sintgrant dans le

    code conventionnel de la scne galante, snonce dans un discours direct bien peu

    euphmis, vrai dire, si ce nest par la crainte dtre prise pour une berchiere de

    4Ibid., v. 4048-4060.

    28

  • pastourelle. Effectivement, lexpression du dsir relve de linitiative dAntigone -Car

    biaux estes sor toute gent,/ onc ne vi mes houme tant gent- qui sengage expressment

    aimer Parthnope, non par legerie5, mais la seule condition toutefois que le linage

    de ce dernier convienne son parage. De la sorte, les propos dAntigone exhibent deux

    donnes chres au Moyen-Age: la volont des parents -se il lagreent, je lotroi6- et la

    crainte de la msalliance, qui va lencontre dun ordre naturel des choses, constituent

    manifestement deux proccupations inluctables qui sont le reflet dune ralit ancre

    dans lesprit de la socit mdivale, charpente par les liens de parent dont le pouvoir

    sappuyait sur la gloire du lignage. Ainsi, au niveau littral de son criture et par le biais

    de lamplificatio, lauteur inscrit-il son hrone thbaine dans lunivers mdival,

    lintrieur du schma trifonctionnel et dun systme de valeurs propres au XIIe sicle.

    De mme, dans une autre squence, celle du jugement de Daire le Roux, grand vassal

    dEtocle, Antigone est introduite plein dans un drame social qui voque la ralit de

    lpoque. Son intervention, brve encore, vite la condamnation de Daire qui stait

    dli de ses obligations de vassal envers Etocle. Au coeur dun dbat purement

    politique, Antigone intercde auprs de son frre, et ngocie lamour de Salemandre,

    fille de Daire, contribuant ainsi la rsolution dun problme de casuistique propre au

    code fodal. Cest elle qui lve les dernires hsitations dEtocle quant aux sentiments

    de Salemandre en invoquant sa piti -qui doit maner de toute position suprieure: Or es

    au desus,/or ne lenchauciez ore plus;/aiez merci entre vos dos,/vous de lui et ele de

    vous7.

    Ces traits, descriptifs autant que narratifs, se rpartissent donc selon une double

    dimension: notation et connotation. Les lments indicateurs de la mentalit de lpoque

    donnent au portrait et au rle dAntigone une fonction sociale, certes, mais laquelle se

    superpose une valeur dindice, concerne cette fois par une structure plus profonde,

    celle de la senefiance, qui replace le personnage mdival dans un rseau de

    corrlations sous-jacentes une unit. Car, aussi bien dans le cadre du procs que dans

    celui de la rencontre avec Parthnope, lis au contexte social immdiat, les paroles et

    les ressources dAntigone font sens. La volont de sauvegarder lesprit du droit, dune

    part, et la tmrit de sa dclaration, dautre part, sont deux lments-tmoins dune

    notion centrale lintrieur dun faisceau de caractristiques traditionnelles, qui

    5 Ibid., v. 4167. 6 Ibid., v. 4187. 7Ibid., v. 8057-8060.

    29

  • intgrent une prsence apparente au personnage mythique, et voquent le clbre

    vers de Sophocle: "En tout cas, je ne suis pas ne pour partager linimiti, mais

    lamicalit8.

    Comment se vrifient ces lments-tmoins? Dans la teneur des propos placs

    dans la bouche dAntigone, et dans les rapports humains et sociaux qui sarticulent

    autour delle. En effet, ne pourrait-on voir dans la dclaration dAntigone, initiative tant

    soit peu discordante pour lpoque, que Jeanroy aurait bien pu qualifier de choquant

    oubli de toute pudeur et de toute convenance9, labsence de toute crainte de faire

    scandale? Cet cart, qui prend place lintrieur du dplacement de perspective, ne

    suffit-il pas tablir une identit en orientant instinctivement la mmoire et

    limagination du lecteur vers une constance, une permanence? Or, il apparat, la

    lecture de ce passage, que lune des cls de la correspondance se trouve dans le

    personnage de Parthnope dont la prsence, accessoire valorisant, se doit encore une

    modification dlibre de lauteur de Thbes. Un code de signification stablit sous

    langle de la complmentarit: ds lors le nom de Parthnope est associ celui

    dAntigone: "mout fussent bien joust andui"10. Et cest certainement parce quils se

    convenaient tous deux parfaitement que leur ydille remplace les traditionnelles

    fianailles dAntigone et Hmon; cest Parthnope qui prend la place du personnage

    dHmon dont la suppression rpond au projet dcriture de lauteur. Loin du

    personnage pathtique de Stace, le Parthnope de Thbes est un baron argien11, sages,

    preux et cortois, comme il se doit. Qui plus est, alli de Polynice (Antigone, dans la

    tradition, a souhait son succs plutt que celui de son frre) et "vestuz en guise de

    Franois"12, Parthnope est manifestement favoris de la sympathie de lauteur. Tant

    au niveau du contenu que de sa place dans le roman, son portrait, point dancrage

    smantique, signale son rle: bref par rapport celui que Stace lui confrait, le contenu

    est li demble la caractrisation dAntigone. Sa vaillance, son exprience et sa

    beaut, par laquelle il semble bien rois et devant laquelle "souz ciel na fame qui mout

    vers lui ne sasoploit"13, sont en adquation avec la conception originale du personnage

    8 Sophocle (2005), Antigone, trad. J. Lauxerois, Arla, Paris, v. 523. 9 Cf., Marrou, H.-I. (1971), Les Troubadours, Seuil, Paris, p. 101. 10 Thbes, v. 4132. 11 Lauteur de Thbes a une prdilection pour les Argiens, la neutralit glace de Stace nest pas son fait: ctait une attitude de rhteur qui ne lui convenait pas, in Raynaud de Lage, G., op. cit., Introduction, p. 35. 12 Thbes, v. 4124. 13 Ibid., v. 4128.

    30

  • dAntigone dans Thbes. Ces modifications correspondent un changement doptique

    qui, mon avis, relve moins de la transposition digtique14 que dun parti-pris

    conscient de lun des auteurs du roman antique qui ont transform les schmas

    mythiques et les ont adapts leur temps et la finalit de leurs oeuvres15. Car dans ce

    cas, le changement datmosphre, rvlateur dune intention dlibre dattnuation du

    pathtique par rapport lhypotexte, prouve que lauteur sintresse la valorisation du

    personnage dAntigone qui, incidemment, est le reflet de la socit dans laquelle elle se

    trouve intgre; et cette intgration mme se doit la "transfiguration" dont parle G.

    Steiner16.

    Le transfert de caractristiques physiques et morales savre en quelque sorte

    ncessaire et trouve sa justification sur le plan psychologique du texte auquel est donne

    lorientation voulue. La modification des rapports tant humains que sociaux aboutit non

    seulement la premire modernisation de la figure dAntigone, mais aussi une

    modlisation de son personnage, que lauteur semble privilgier, et laquelle contribue

    directement le rle spcial quil a rserv Parthnope. Si cette modification a t

    diffremment releve par la critique17, sous la perspective dun paralllisme recherch

    avec le couple Atys/Ismne, je pense quelle tient beaucoup plus au souci dune

    synthse subtilement exploite, solidaire dune adquation la configuration

    psychologique dAntigone. Il ny a qu explorer ce remaniement, en ce quil a

    dessentiel, pour constater que les rapprochements symboliques sont frappants, ne

    serait-ce que dans le rayonnement de leur beaut, leur habit -le manteau de Parthnope

    est pourpre comme le bliaut dAntigone- ou loriginalit de leur monture18 Tout un

    concours dlments signifiants qui, emprunts la Thbade19, qui, puiss dans la

    socit du XIIe, re-prsentent Antigone la fois sous langle de la diffrence -de la

    singularit- et de lindissociabilit intrinsque sa prsence textuelle. Tout porte

    croire que cette volont de renchrissement par rapport la source, qui ne se borne pas

    un schma dexpression mais rejoint bien le procd de valorisation, trouverait

    justement sa raison dtre et son quilibre dans le rapport subliminaire avec le schma

    original conforme la tradition, rapport que lauteur pourrait bien avoir pressenti...

    Mais aussi, ce dpassement lgard de lhypotexte est rvlateur dune solidarit 14 Genette, G. (1982), Palimpsestes, Seuil, Paris, p. 343. 15 Frappier, J. (1976), Histoire, mythes et symboles, Droz, Genve, p. 141. 16 Les Antigones, Gallimard, Paris, 1986, p. 84. 17 Cf., Donovan, L. G. (1975), Recherches sur le Roman de Thbes, SEDES, Paris, p. 184. 18 Thbes, v. 4069. Voir Donovan, op. cit., p. 179. 19 Stace (1994), Thbade , Les Belles Lettres, Paris, IX, 690.

    31

  • entre ce personnage mdival et ceux qui, au cours des temps, ont re-prsent la fille

    dOedipe: par le biais de sa dclaration, Antigone ne dclare pas seulement son amour

    pour Parthnope, elle se dclare. Son apparence tout fait panouie, la singularit de

    sa conduite, dune part, la vivacit et laudace de ses paroles, dautre part, font preuve

    dune attitude peu conventionnelle et dune prcocit sociale chez Antigone qui incarne

    bel et bien la figure vivante de lamicalit et de la hardiesse, cho lointain dune force

    morale lgendaire imprime dans notre mmoire. En fait, en contextualisant son

    Antigone dans lunivers mdival, partir de nouvelles donnes -les pratiques

    culturelles et les normes sociales qui apparaissent dans le cercle de son action

    particulire-, lauteur de Thbes la mancipe de son modle et lui a donn une

    autonomie qui la dote, en retour, dattributs qui vrifient son appartenance la catgorie

    mythique, comme sil avait devanc les paroles du choeur de lAntigone dAnouilh: "La

    petite Antigone va pouvoir tre elle-mme pour la premire fois"20

    Voil en quoi la porte de ces quelques vers de Thbes est cruciale: maillon

    scriptural doublement isol, par rapport au texte mme et par rapport la tradition

    littraire, ils ont permis Antigone de devenir elle-mme en transcendant les limites du

    topos rhtorique et la temporalit propres au Roman de Thbes qui, ds lors, a rempli

    son rle de texte-symptme21. En effet, tout en illustrant la socit du XIIe, ces vers

    ouvrent une porte sur le parcours mythique dAntigone et sur le parcours littraire du

    personnage. Car cest justement par le biais du rapport la socit que ce maillon se

    rattache la chane mythique -et dautres maillons de la chane littraire, rejoignant

    demble dautres Antigones, ractives par lcriture romane qui, en filigrane, a dclar

    le caractre littraire de son personnage et qui nous invite, par un saut alatoire dans le

    temps, visiter, ne serait-ce que rapidement, celles qui marchent sur ses pas. Pris et

    l, quelques exemples eux seuls suffiront confirmer ce rapport de fait du personnage

    au texte, du texte la socit, que le Roman de Thbes reclait. Cinq sicles aprs lui,

    dans La Thbade de Racine qui inaugure un genre nouveau, o se rvle la forme

    moderne du tragique22, une Antigone moderne joue, son tour, un rle fragmentaire

    troitement rattach laction principale, qui illustre la fois la lacisation du destin

    tragique et une nouvelle ralit sociale. Comme dans Thbes, le motif de linterdiction

    de spulture est absent, et cest la dimension amoureuse qui dfinit une Antigone plus

    20 Anouilh, J. (1947), Antigone, La Table Ronde, Paris, 1947, p. 58. 21 Huchet, J.-Ch. (1984), Le roman mdival, PUF, Paris, p. 11. 22 Cf., R. Picard (1969) in Oeuvres Compltes de Racine, Gallimard, Pliade, p. 110.

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  • majestueuse, plus efface -plus triste aussi- qui se suicide la mort dHmon, non sans

    avoir auparavant protest contre linjustice de Cron et blm la haine quil prouve

    pour son fils: Ecoutez un peu mieux la voix de la nature23. Sa mort, accepte au nom

    de lamour, acquiert une valeur dexpiation contre la loi invitable de la raison dtat.

    Et, la volont de Cron qui offre lillustre Antigone de monter avec lui sur le

    trne, soppose une rponse saisissante, la dernire parole prononce par Antigone, telle

    une prmonition, dans la premire pice de Racine: Attendez24.

    Et bien plus tard, au XXe sicle, la contraction stylistique faite par Cocteau de

    lAntigone de Sophocle, en 1922, substitue au fond antique une ralit qui se rapproche

    de notre temps et de notre sensibilit: la digse originelle a subi une modification de

    niveau social. Une Antigone, plus actuelle, mais toujours ne pour partager lamour, et

    non la haine25, met en vidence la libert dinterprtation de lintransigeance des lois

    crites par les hommes, pour dfendre "la rgle des immortels, ces lois qui ne sont pas

    crites et que rien nefface"26. Proche de la lgende, elle affirme son audace par ses

    paroles et dnonce un monde nouveau priv de signification, en incarnant la rvolte de

    lanarchiste qui a dsobi ses matres27 pour donner un sens sa vie. L encore,

    laffirmation dune individualit, dune volont intrieure au milieu dun ensemble

    dintrts dtermins par dautres rgles culturelles reste en symbiose avec le mythe du

    point de vue social et moral. Il en va de mme pour lAntigone dAnouilh, autre

    rcriture de la tragdie de Sophocle, qui, reprsente Paris pendant les derniers mois

    de lOccupation, est un exemple nouveau dintertextualit: les invariants du mythe se

    conforment un dcor social modifi. La transposition moderne rgie par

    lanachronisme -comme dans le Roman de Thbes- simpose dans le vocabulaire et le

    dcor -cirs noirs, cigarettes, vtements de soire, etc.- qui sont le reflet de lactualit de

    la France occupe. En raison du climat social et en dpit des rcusations dAnouilh, le

    dvouement et le renoncement soi-mme dune Antigone, qui est l "pour dire non et

    pour mourir"28, firent delle le porte-drapeau des rsistants, face la tyrannie de Cron,

    devenu porte-parole des ptainistes. Leur confrontation, mettant en jeu la lgitimit de

    lintransigeance et ladquation des actions particulires, est lcho dun dfi social qui

    fait sens dans une ralit faonne conformment au contexte et qui se dfinit dans le 23 La Thbade , op. cit., I, 6. 24 Ibid., V,4. 25 Cocteau, J. (1948), Antigone, Gallimard, Paris, p. 21. 26 Ibid., p. 19. 27 Ibid., p. 27. 28Anouilh, op. cit., p. 88.

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  • ton pessimiste du refus dAntigone "Tant pis pour vous. Moi, je nai pas dit oui!

    Vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit oui"29. Cette

    dclaration de principe dAntigone, concernant la ralit individuelle autant que la

    conscience de lintrt gnral de ce temps, illustre, en mme temps quun drame social,

    le dsaccord profond dAntigone lgard dune organisation de la socit qui

    dtermine son destin.

    Cest Henry Bauchau qui, le dernier, a complt cette dfinition en

    arborescence du personnage dAntigone, dont la modernisation littraire atteint sa

    dernire tape, dans laquelle le lecteur retrouve, renouvel, le leitmotiv dAntigone: "Ce

    nest pas pour har que je suis ne, cest pour aimer que je me suis autrefois enfuie sur la

    route et que jai suivi Oedipe jusquau lieu de sa clairvoyance"30. La rcriture du

    mythe faite la premire personne donne lpreuve dAntigone, avec un sentiment

    dtranget, une dimension psychologique plus profonde, plus fminine. Lorsquelle

    demande la raison de la haine de Cron, on lui rpond simplement: "Parce que tu es une

    femme". Cest en tant que fille dOedipe, mais surtout en tant que femme, que

    lAntigone de Bauchau assume sa rsistance au sein dune socit hostile, quelle

    soppose linjustice de Cron, dans lintime certitude que pour les morts "il existe une

    autre loi inscrite dans le corps des femmes"31. Ds lors, son cri de rvolte lve

    ltendard des revendications fminines: "cest le non de toutes les femmes que je

    prononce, que je hurle (). Ce non vient de plus loin que moi, cest la plainte, ou

    lappel qui